Gabrielle Halpern : « Accepter l’hybridation, c’est reconnaître que l’on est imparfait »

28 mars 2022

Docteure en philosophie, chercheuse-associée et diplômée de l’École normale supérieure, Gabrielle Halpern conseille parallèlement des entreprises et des institutions publiques. Auteure de Tous Centaures, éloge de l’Hybridation (Le Pommier, 2020) qu’elle a adapté en Bande-Dessinée avec Didier Petetin (La fable du Centaure, HumenSciences, 2022, voir ci-dessous) et de « Philosopher et cuisiner : un mélange exquis – Le Chef et la Philosophe », avec Guillaume Gomez (L’aube, 2022), elle est l’une des trois personnalités qui animent le premier afterworks JEM, « Les rencontres Martin Buber », dédiées aux jeunes entrepreneurs, le 6 avril prochain.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et préciser la place des études juives dans celui-ci ?

Docteure en philosophie, chercheuse-associée et diplômée de l’École Normale Supérieure, j’ai travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant d’accompagner des jeunes dans le développement de leur startup. J’accompagne aujourd’hui des entreprises et des institutions publiques, tout en poursuivant activement mes travaux de recherche. Après des études en droit canon à la Faculté catholique, menées parallèlement à mes études de philosophie, je suis partie étudier à la Conservative Yeshivah de Jérusalem, afin d’étudier le Talmud. Un pied dans chaque monde pour essayer de construire progressivement des ponts entre eux – des hybridations – malgré leurs contradictions apparentes et leurs difficultés à dialoguer…

Pourquoi et comment avez-vous choisi l’hybride comme thème de recherche ?

Je lui ai consacré ma thèse de doctorat, car j’ai senti des signaux faibles d’hybridation touchant de nombreux domaines de notre vie et susceptibles de devenir une grande tendance du monde qui vient. Est « hybride » ce qui est mélangé, hétéroclite, contradictoire. Autrement dit, c’est le mariage improbable, c’est tout ce qui n’entre pas dans nos cases ! Nos objets s’hybrident : mon téléphone devient aussi un scanner, une radio et une télévision. Prenez les villes : les projets de végétalisation se multiplient, les fermes urbaines se développent au point que la frontière entre ville et campagne tend à devenir de plus en plus ténue. C’est aussi vrai des univers professionnels, des formations et des métiers. Désormais, on se sent plus libre d’être juriste-designer, philosophe-startuper ou physicien-avocat ! Nous voyons se multiplier les tiers-lieux, qui mêlent industrie, artisanat, numérique, recherche ou culture… Demain, tous les lieux seront des tiers-lieux et mêleront des activités, des publics, des usages différents : cela va toucher les écoles, les musées, les restaurants, les hôtels ou encore les galeries marchandes. On voit déjà des expositions de peinture dans les centres commerciaux ou encore des crèches dans des maisons de retraite ! Enfin, les entreprises prennent conscience de leur responsabilité sociétale : l’économie sociale et solidaire, une économie hybride par excellence – puisqu’il s’agit d’hybrider des logiques économiques et des logiques sociales et solidaires – pourrait bien devenir le modèle de demain.

En quoi la figure du centaure est-elle centrale dans votre réflexion ?

Le centaure – figure hybride par excellence – dérange, parce qu’il a un pied dans plusieurs mondes ; il n’a pas d’identité tout en ayant trop d’identités. Il est le fruit d’un mariage improbable, voire interdit et porte une forme de transgression des frontières. Il est intéressant que les Grecs dans l’Antiquité aient choisi d’incarner l’idée d’hybridité dans une figure aussi négative que celle du centaure, presque toujours représentée comme un personnage monstrueux. Le centaure fait peur, parce qu’il ne se laisse enfermer dans aucune case. Il est temps de réécrire le mythe du centaure et de voir au contraire dans cette figure un messager, qui, avec sa flèche, nous indique l’avenir et les moyens de nous réconcilier avec lui !

“C’est un principe de vie de ne pas craindre d’avoir des identités multiples, mais d’en faire une force, au contraire !”

Gabrielle Halpern

Si j'ai bien compris, l'hybride est un concept scientifique / épistémologique initialement... Comment en faites-vous un principe d'orientation et de vie?

Accepter l’hybridation, c’est reconnaître que l’on est imparfait, qu’il nous manque sans cesse quelque chose ou quelqu’un et qu’il nous faut faire des efforts pour nous augmenter par de nouvelles connaissances, de nouvelles rencontres, de nouveaux mondes… Elias Canetti, l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, disait que, puisque « la vie est un éternel rétrécissement », il n’y a qu’une seule manière d’y résister, en « jetant son ancre le plus loin possible » vers ce qui est radicalement différent de soi. C’est cela, l’hybridation !

C’est un principe d’orientation que d’apprendre à avoir un pied dans plusieurs mondes pour ne pas se laisser réduire ni enfermer dans le particularisme de l’un d’entre eux. C’est un principe de vie de ne pas craindre d’avoir des identités multiples, mais d’en faire une force, au contraire ! Au-delà de ce principe, je conçois l’hybridation comme une éthique de la relation où il s’agit de sortir de soi, de faire un pas de côté pour faire un pas vers l’autre.

Le judaïsme – comme la plupart des religions et peut-être davantage en raison de sa partition du pur et de l’impur dans le quotidien – n’aurait-il pas peur de l’hybride, justement ?

Une première lecture de la Torah peut laisser penser que Dieu n’aime pas les mélanges. La création du monde se fait par séparation, par distinction : séparation des eaux du ciel et de la terre, distinction entre les jours de la semaine, séparation des tissus, des graines hétérogènes, de certains aliments, etc. Tout se passe comme si le sacré était du côté de la pureté. Mais une autre lecture laisse apparaître une forme d’apprivoisement progressif de notre angoisse de l’hybridation : Abram et Sara, dont les noms s’hybrident avec celui de Dieu, la fabrication du Tabernacle à partir d’éléments hétéroclites, Moïse, qui a un pied dans une origine hébraïque et un autre dans une enfance égyptienne ou encore le yiddish, langue hybride, par excellence. Sans parler des pages du Talmud, qui sont de véritables hybridations de commentaires de commentaires, intergénérationnelles, intertemporelles et interspatiales ! Même Dieu a des identités multiples dans ses noms multiples… Le judaïsme est cette quête d’hybridation entre le singulier et l’universel. Le sacré est résolument du côté de l’hybridation

En quoi maîtriser ce concept est-il important pour un ou une entrepreneur(e) ? Et en quoi est-ce un thème clé comme première session pour les RDV Martin Buber ?

Du point de vue de l’innovation, l’hybridation est un concept riche et peut inspirer des entrepreneurs dans leur stratégie. Il s’agit d’un thème clé, car il permet à la fois d’embrasser des questions d’innovation, d’écologie, d’éducation, de politique, d’éthique ou de religion.

Auriez-vous aimé à 18 ou 20 ans pouvoir assister à des rencontres comme les RDV Martin Buber ?

Oui, car elles sont des espaces et des temps d’hybridation !

Propos recueillis par Yaël Hirsch pour le Chema n°8
Crédits photos : Frédérique Touitou