Talmud Torah des parents : Et si on utilisait les bons mots ? Episode 9
Et si on utilisait les bons mots ? Palestine : Histoire et géographie d’un nom – épisode 9: la Nakba
Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, directeur pédagogique des Talmudei Torah de JEM.
« Nous vous effacerons de la surface de la Terre […] Ce sera une guerre d’extermination et un massacre mémorable dont on se souviendra comme des massacres mongols et des Croisades »
Cette déclaration sans équivoque du Secrétaire de la Ligue Arabe Abdul Rahman Azzam (de 1945 à 1952), aussi appelé Azzam Pasha, se trouve dès octobre 1947, quand les pays arabes commencent à penser à l’après mandat britannique. *1
Quand celui prend fin le 15 mai 1948, Israël déclare son indépendance sur les frontières de la résolution 181 de l’ONU. Ce plan prévoyait un partage en deux états : un état juif et un état arabe. Comme nous l’avons vu dans les précédents épisodes, si les juifs avaient accepté ce plan malgré la réduction significative du territoire par rapport aux promesses et engagement des décennies précédentes, les pays arabes, eux le rejetèrent en bloc, évoquant dans le monde occidental le risque « de voir les Juifs de Bagdad la gorge tranchée » (Lord Bevin, Secrétaire d’État aux Affaires étrangères du Royaume Uni). Comme le déclare le représentant de la Syrie à l’ONU le 26 novembre 1948 : « Quant à nous, nous ne reconnaîtrons jamais la partition proposée, et nous nous réservons le droit d’agir »
Azzam Pasha, déclare le 1er décembre 1947 (Al Wahda) :
« En aucun cas nous ne permettrons la mise en œuvre de la résolution des Nations Unies visant au partage de la Palestine. Nous résisterons à cette résolution et nous lutterons contre elle par tous les moyens en notre pouvoir. Nous avons préparé un plan détaillé sur lequel se sont mis d’accord les Etats arabes au cours des réunions du Conseil de la Ligue. Ce plan est en cours d’application depuis déjà deux mois [il fait allusion à l’envoi d’armes et de munition et à l’insertion secrète de militaires arabes en Palestine]… Son exécution a été confiée un comité technique… Le moment n’est plus aux paroles mais aux actes. »
La suite est connue : dès qu’Israël déclare son existence, le 15 mai 1948 l’Egypte, la Jordanie, l’Irak, la Syrie, le Liban, l’Arabie Saoudite et le Yémen, assistés des forces armées irrégulières d’arabes de Palestine et de volontaires envoyés par le Pakistan, le Soudan et les Frères Musulmans, attaquent le jeune état juif.
S’ensuit alors un double exode de population dont un seul survivra dans la mémoire mondiale actuelle : plusieurs centaines de milliers d’arabes de Palestine fuient les combats. Simultanément une explosion d’antisémitisme dans l’ensemble des pays arabes provoque émeutes, pogromes, lois raciales antijuives,… poussant là aussi plusieurs centaines de milliers de juifs à quitter dans la précipitation en laissant toutes leurs possessions (parfois confisquées officiellement par les états arabes).
« Quelques 750000 juifs du monde arabe (venus principalement d’Irak, de Syrie, du Yémen, d’Egypte, de Libye et surtout du Maroc) vont s’installer en Israël dans des conditions précaires. Logés pendant plusieurs années durant dans des camps de tentes et de préfabriqués (111 en 1952) qui abritent 230000 réfugiés (dont 80% de juifs du Moyen-Orient) » *2 Nous reviendrons sur le détail de ce double exode.
Mais le coup de génie de la communication arabe va être de donner un nom victimaire particulièrement bien choisi à un seul côté de ce double exode : la « Nakba »
Le mot « Nakba »
Le mot « Nakba » veut dire en arabe « catastrophe ».
Aussi bien la prononciation en 2 syllabes, que la terminaison par la voyelle « A » et que le sens vous évoquent-ils quelque chose ?
Oui, vous avez raison : c’est la même chose que « Shoah » !
Une grande partie du narratif arabe qui va suivre s’appuie exactement sur cette stratégie : celle de l’inversion de culpabilité, du remplacement de la victime (au point de se nommer eux-mêmes « victimes de la victime » *3) et de mise à niveau de deux événements qui n’ont rien de commun : un exode de population comme il y en a dans chaque guerre et le génocide organisé et méthodique d’une population sur la seule raison de leur identité juive. Cette stratégie, on l’a vu dans les précédents épisodes, qui occulte complètement un appel ouvert au génocide pour lui substituer une victimisation inversée, est omniprésente dans le narratif arabe.
Comme l’écrit Shmuel Trigano : « La défaite de leurs armées et l’échec de leur politique, qui avait refusé le partage de la Palestine mandataire, se voient ainsi, avec la « Nakba », réécrits sous la forme stupéfiante d’une injustice congénitale dont ils seraient les victimes, attachée à l’existence même d’Israël qui, pour se constituer, aurait dépossédé de sa terre un peuple innocent afin de prendre sa place. D’agresseurs les Palestiniens deviennent des victimes. Et l’extermination d’autrui devient pitié et compassion pour soi-même. » *4
Le succès du parallèle Shoah/Nakba auprès des intellectuels arabes mais aussi occidentaux peut se mesurer au nombre de livres, articles, interviews,… mettant ces deux mots côte à côte. Il y a même une page wikipedia !!! *5
Mais avant de rentrer dans l’analyse de l’efficacité de cette stratégie en termes de communication, d’où vient ce mot de « Nakba » ?
La Nakba de 1948
Tous les historiens retracent la première utilisation de ce mot dans le contexte à l’écrivain Constantin Zurayq, célèbre intellectuel syrien né dans un foyer grec orthodoxe6, dans son livre intitulé « Ma’na al-Nakba », « Signification de la Catastrophe »
et qui s’ouvre par ces mots :
« La défaite des arabes en Palestine n’est pas une calamité passagère, ni une simple crise, mais une catastrophe (en arabe Nakba) dans tous les sens du terme. La pire qui soit arrivée aux arabes dans leur longue histoire, pourtant riche en drames. »
Mais si on poursuit la lecture du livre, on se rend compte que Zurayq ne parle pas tant de la défaite militaire ou de la création d’Israël, que de l’enlisement arabe dans le passé et du refus du monde arabe de la modernité :
« La raison de la victoire des sionistes est que celui-ci [Israël] est enraciné dans la modernité occidentale alors que la plupart d’entre nous y sommes encore hostiles. Ils [les sionistes] vivent dans le présent et dans le futur, alors que nous continuons de vivre dans les rêves du passé et de nous enivrer de sa gloire disparue. »
La Nakba de 1920
Le mot « Nakba » est en fait apparu bien plus tôt : il était déjà couramment utilisé dans les cercles nationalistes arabes pour désigner l’écroulement du rêve du grand royaume syrien au lendemain de la Première Guerre mondiale quand les deux grands vainqueurs, la France et l’Angleterre se partagent les restes de l’empire Ottoman.
La France récupère notamment la Syrie et le Liban, et l’Angleterre la Mésopotamie, le Koweit et ce qui va devenir la Palestine. Une telle solution, pense le négociateur anglais, permettrait de garder la mainmise sur la péninsule arabique, une voie de passage vers l’Inde, bastion essentiel de l’Empire britannique.
En bleu et A la parte française, en rouge et B la partie britannique. En brun d’administration internationale comprenant Saint-Jean-d’Acre, Haïfa et Jérusalem. Le Royaume-Uni obtiendra le contrôle des ports de Haïfa et d’Acre.
Sauf que, comme on l’a vu de nombreuses fois dans les épisodes précédents, les arabes de Palestine se voient comme syriens, membres de la Grande Syrie (Sūrīyah al-Kubrā), et les Syriens les voient comme tels. Le découpage imposé par la France et l’Angleterre est donc vécu comme un déchirement entre syriens arabes du nord et syriens arabes du sud, plus tard nommés à tort « palestiniens ». De nombreux soulèvements armés marquent la réaction arabe à cette colonisation européenne L’année 1920 est alors appelée par les Arabes « l’année de la catastrophe (‘âm an-nakba) »7. L’adoption même de cette expression indique assez qu’elle a été ressentie comme étant tout autre chose qu’une simple défaite. Comme l’écrit George Antonius : « Elle [l’année 1920] vit les premiers soulèvements armés qui eurent lieu pour protester contre la colonisation d’après-guerre imposée aux pays arabes par les alliés. Cette année-là, de graves révoltes eurent lieu en Syrie, en Palestine et en Irak. »7 « La première « Nakba » arabe n’eut donc pas lieu en 1948, mais en 1920 et elle ne concernait pas la guerre israélo-arabe mais le partage de la Grande Syrie entre les deux puissances coloniales française et britannique. »8
Mais d’où viennent ces arabes ? Quand et pourquoi se sont-ils installés en Palestine ? Et surtout… que s’est-il réellement passé lors de ce double exode qui voient les arabes fuir la guerre de 1948 et les juifs fuir les pogroms et autres attaques des pays arabes environnant pour se réfugier dans Israël naissant ?
Et enfin, comment la « Nakba » comme concept et comme outil de communication a-t-elle eu un tel succès partout dans le monde ?
Nous verrons ça… au prochain épisode.
1 Le 2 février 1948 soit quelques mois à peine avant la fin du mandat britannique sur la Palestine, l’établissement de l’Etat d’Israël et la guerre instantanée que lui déclarent les pays arabes environnants, l’Agence Juive envoie officiellement un mémorandum récapitulant ses inquiétudes sur l’agressivité explicite desdits pays arabes, à la commission sur la Palestine de l’ONU, qui était chargée d’implémenter la résolution sur la partition. Il reprend les termes de la déclaration d’Azzam Pasha dans une interview du 11 octobre 1947 intitulé « Une guerre d’extermination » dans le journal égyptien Akhbar el-Yom. Ce mémorandum est resoumis de nouveau le 29 mars 1948, cette fois directement au Secrétaire Général de l’ONU. On peut le trouver sur le site de l’ONU : https://digitallibrary.un.org/record/649556
2 George Bensoussan, Les origines du conflit israélo-arabe(1870-1950), Que sais-je ? p.106-7
3 Edward Saïd, Le Monde, 27 mai 2000. L’idée de cette appellation est géniale ! Comme l’écrit Shmuel Trigano (Pardes 2003) : « cette manipulation idéologique simplificatrice [est] angéliquement accusatrice car si les Juifs sont « victimes », [on] compatit à leur souffrance comme [on] compatit à la souffrance des Palestiniens. Or si ces derniers sont victimes, c’est du fait des premières victimes (celles qui obsèdent l’Europe) qu’ils le sont, c’est-à-dire du fait de leur mutation en « bourreaux ». Pas n’importe lesquels : les Nazis. L’État d’Israël est ainsi idéologiquement reconstruit comme la résurgence du nazisme. Ce renversement dialectique permet, de cette façon, à la mauvaise conscience européenne de s’alléger de son sentiment de culpabilité devenu acte d’accusation de ceux que l’on avait désignés comme victimes et qui s’avèrent être (ou pouvoir devenir) des monstres »
4 Les trois âges du mythe de la Nakba: une déconstruction
5 https://en.wikipedia.org/wiki/The_Holocaust_and_the_Nakba
6 Cf. Pierre Lurçat
7 On le trouve notamment sous la plume de l’écrivain arabe chrétien George Antonius (1891-1942) dans son livre The arab awakening, « le réveil arabe » dans lequel il dit : « l’année 1920 porte un nom maudit dans les annales arabes, on l’appelle l’année de la catastrophe (‘âm an-nakba) »
8 Pierre Lurçat