Talmud Torah des parents : Épisode 14

29 mai 2024

Et si on utilisait les bons mots ? – épisode 14 – A qui appartient la Terre ? 
Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, directeur pédagogique des Talmudei Torah de JEM.

La Terre d’Israël n’appartient à aucun d’entre nous 

Mettons tout de suite les choses au clair : la terre d’Israël n’appartient à personne.  

Ni aux Israéliens, ni aux arabes descendants de la Palestine mandataire, ni aux Juifs ni aux musulmans, et à personne d’autre d’ailleurs. En fait, au moins d’un point de vue théologique juif (et peut-être aussi d’un point de vue éthique laïc), aucune terre n’appartient véritablement à un être humain. Le moment où on accepte cela, la nature entière du conflit israélo-arabe change. La question « à qui appartient la terre » devient moins pertinente, ou du moins cède la place à d’autres questions, qui peuvent enfin conduire à penser au futur au lieu de se focaliser sur le passé. 

Selon la tradition juive, à qui appartient la terre ? 

La tradition juive est très claire sur la question de la terre : la terre d’Israël – et aucune autre terre – n’appartient PAS au peuple juif, ni à aucun autre peuple. La terre d’Israël, comme toute terre, appartient à l’Eternel. Ce thème traverse toute la Torah, mais certains passages sont plus explicites que d’autres. 

La Paracha Behar donne les règles de l’année de Shmitta (tous les sept ans, pendant laquelle la terre doit rester en jachère) et du Jubilé (tous les cinquante ans, pendant laquelle les parcelles de terre vendues sont rendues à leurs détenteurs originaux). La Torah explique que lorsqu’on vend de la terre, elle ne peut pas être vendue pour l’éternité, mais seulement vendue (ou plus précisément louée) pour une durée ne dépassant la prochaine année jubilaire.  

Un des effets principaux de ce système est de prévenir – ou du moins atténuer – la stratification sociale. Dans une société biblique principalement agraire, vendre tout ou partie de sa terre était une décision lourde de conséquences. Une décision qu’un propriétaire ne prenait que s’il était dans de grosses difficultés financières ou légales. Il devait alors travailler pour racheter sa terre, parfois en restant entre-temps locataire de sa propre terre qu’il avait vendue. Cependant, il n’avait aucune garantie de parvenir à racheter sa terre, enclenchant une spirale infernale l’amenant à devoir vendre plus de terre et de possessions, et tombant plus profondément dans un cycle de pauvreté, tandis que son voisin ne ferait que s’enrichir, etc, etc,…  

Limiter le nombre d’années pour lesquelles une terre pouvait être louée et l’exigence de la rendre permettait donc d’empêcher, en théorie, qu’un accident (financier, légal…) ne devienne source d’une inégalité permanente et grandissante. Bien avant l’économie moderne, la tradition juive pensait déjà à l’équilibre de la redistribution des richesses. 

La raison qui est explicitement donnée dans la Torah pour cette loi n’est pas sociologique mais théologique :  

« La terre ne se vendra pas définitivement. Oui, la terre est à moi ! Oui, vous êtes des étrangers résidant avec moi. » (Lévitique 25:23).  

La terre appartient à l’Eternel. Elle n’appartient pas au peuple d’Israël ni à aucun peuple, famille ou individu.  

Les mots choisis ici par la Torah pour décrire les Hébreux, guerim ve-toshavimגרים ותושבים, sont les mêmes que ceux utilisés ailleurs pour décrire les non-Hébreux autorisés à vivre parmi les Israélites (guerim/toshavim, c’est-à-dire étrangers/résidents). Ces résidents non israélites bénéficient des mêmes droits et protections que les Hébreux tant qu’ils suivent les mêmes règles et obligations. Le parallèle est clair : les Israélites eux-mêmes ont le droit de résider au milieu de la terre promise, possession divine, de jouir de certains droits et avantages, tant qu’ils remplissent leurs obligations. Obligations qui incluent notamment le fait de ne pas abuser de la terre ni des résidents non israélites parmi eux.  

Théologiquement, cela a du sens. Dieu est éternel. La propriété de Dieu sur la terre est éternelle. Nous, êtres humains mortels, ne sommes ici que temporairement, donc nous ferions mieux de considérer la grande image si nous et notre progéniture voulons rester sur la terre en paix, sécurité et sûreté. Nous sommes les « intendants » de l’Eternel, les « gérants » de sa création. 

Cette idée centrale que l’Eternel est le seul vrai propriétaire de la terre apparaît tout au long de la Torah. (Berechit 14:22, Chemot 19:5, Devarim 10:14, Psaume 89:11). (1)   

Un don inconditionnel ? 

Bien sûr, des individus et des groupes ont le droit d’utiliser la terre, d’y vivre, de la cultiver et d’en tirer profit, ou même de la sous-louer comme source temporaire de revenu, mais la terre ne leur appartient pas véritablement. DE plus, leurs droits sur la terre sont conditionnés par le respect de la volonté divine, qui implique des systèmes pour prévenir l’inégalité, la surculture, la pauvreté et l’avidité. 

La Torah met donc en tension propriété divine de la terre, éternelle et inaliénable, et droits (voire devoirs !) d’utilisation humains de cette même terre, conditionnels et temporaires. 

J’entends déjà les réactions indignées au fond de la salle : la Torah ne dit-elle pas que Dieu a donné la terre d’Israël au peuple d’Israël ?  

En effet, tout au long de la Bible, Dieu promet la terre d’Israël au peuple d’Israël, mais cette promesse est conditionnelle au respect par le peuple d’Israël de l’alliance de Dieu. (Voir, par exemple, Lévitique 18:28, Lévitique 20:22, Deutéronome 11:16-17.)  

La Paracha Bekhoukotaï dit clairement que si le peuple d’Israël suit les règles de la Torah, il pourra rester sur la Terre Promise en toute sécurité, mais s’il ne le fait pas, l’Eternel les retirera de la terre. On retrouve cette même idée dans le texte bien connu du Chema Israël. 

Premier niveau d’interprétation possible : le magique surnaturel. Le comportement du peuple sera récompensé ou puni immédiatement en conséquence par le pouvoir surnaturel direct du divin. Tadaaaaa ! Magie !!!!!!! Dans ce contexte, on n’est pas loin de l’idolâtrie… 

Peut-être peut-on alors interpréter cela plus naturellement : si le peuple s’engage dans des pratiques agricoles durables et construit une société basée sur l’humilité, la gratitude, le partage, le soutien mutuel et la solidarité, alors il prospérera sur la terre ; sinon, son avenir sur la terre ne sera pas sûr. Le peuple juif n’a pas attendu l’écologie du XX° siècle pour créer une pensée du long terme. 

Tout cela c’est bien beau, mais quel rapport avec la politique aujourd’hui ? 

De nombreux politiciens israéliens, religieux comme laïcs, aiment nous rappeler régulièrement que “Dieu nous a donné cette terre”, de l’ouvertement religieuse Tzipi Hotovely (ancienne vice-ministre israélienne des Affaires étrangères) à l’ostensiblement laïc Danny Danon (ancien ambassadeur israélien à l’ONU), et beaucoup d’autres entre les deux. Même ceux qui s’abstiennent d’utiliser de tels arguments théologiques publiquement les utilisent avec leurs fans ou en privé.  

Ce qui est fascinant, c’est de voir comment les politiciens négligent systématiquement de mentionner la conditionnalité attachée au don de la Terre d’Israël dans la tradition juive.  

Est-ce un simple oubli ? Est-ce que ça serait trop compliqué pour leurs électeurs ?  

On entend souvent chez les Israéliens juifs laïcs cette phrase : « Il n’y a pas de Dieu, mais Il nous a donné la Terre d’Israël » (2).  Ce serait drôle si ce n’était pas si effrayant et affreusement dangereux.  

Selon l’enquête Pew de 2015 sur les Israéliens, 50% des Juifs israéliens croient en Dieu “avec une certitude absolue”, tandis que 61% croient que Dieu a donné la Terre d’Israël aux Juifs. Si nous nous concentrons sur les Juifs israéliens laïcs, seulement 18% répondent qu’ils croient en Dieu avec une certitude absolue tandis que 31% répondent que Dieu a donné la Terre d’Israël aux Juifs. À titre de comparaison, 91% des Juifs israéliens Dati (religieux, non-haredi) disent qu’ils croient en Dieu avec une certitude absolue tandis que 98% qu’ils croient que Dieu a donné la Terre d’Israël aux Juifs.  

Une majorité de Juifs israéliens semble donc croire que Dieu a donné la Terre d’Israël aux Juifs, et la plupart du temps (que ce soit par ignorance ou par mémoire sélective bien pratique), semble croire que la terre nous appartient. Point final. Au mieux, c’est une compréhension inexacte et incomplète de la vision traditionnelle juive de la propriété de la Terre d’Israël, et au pire, c’est une distorsion manipulatrice de celle-ci. (3) 

 

Et si nous retirions Dieu de l’équation ? 

Les diverses perspectives non-religieuses sur la propriété et les droits de la terre peuvent nous apprendre beaucoup. (4) Notamment, en droit international, il n’y a pas de droit humain universel à la propriété foncière, bien qu’il y ait des droits qui s’y rapportent plus ou moins directement. (5) Selon le droit international (droits de l’homme) : 

  • Chaque personne naît égale en dignité et en droits, ce qui inclut bien sûr les droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à la sécurité. Ces droits s’appliquent à tous les individus de manière égale, indépendamment du groupe dans lequel ils sont nés – par exemple, israélien ou « palestinien », juif ou musulman.  
  • Chaque individu a également le droit à une nationalité, à la liberté de mouvement et de résidence à l’intérieur d’un État.  
  • Il existe aussi un droit à la propriété privée et le droit de ne pas être privé arbitrairement de ladite propriété.  
  • Il y a enfin un droit à l’alimentation et au logement.  

Mais, pour la plupart, à part la propriété privée, il n’y a pas de droit universel pour un individu ou un groupe d’individus à des bouts de terre particuliers.  

La seule exception significative est le droit des peuples autochtones de posséder et d’utiliser des terres qu’ils ont traditionnellement possédées ou utilisées.  

Immédiatement se pose la question d’une définition légale des deux mots : « autochtone » et « traditionnellement ». Et c’est là que les choses se compliquent. Les définitions peuvent être plus claires en Amérique ou en Océanie où des milliers d’années séparent les peuples autochtones des autres. Au Moyen-Orient, cela devient brutalement plus compliqué. 

Qui est le plus autochtone ? Les arabes de Palestine mandataire qui ont été expulsés ou qui ont fui ou dont les grands-parents ont été expulsés ou ont fui Israël il y a 76 ans ? Les Israéliens juifs qui ont été expulsés ou ont fui ou dont les grands-parents ont été expulsés ou ont fui la Cisjordanie il y a 76 ans ? Les Arabes de Palestine mandataire dont les ancêtres sont venus il y a cent ans ? Il y a mille ans ? Par intérêt économique ? Pour fuir des guerres ? Les Juifs israéliens dont les ancêtres sont partis ou ont été expulsés il y a 1500 ans ? Il y a 2000 ans ? Et les personnes qui ont été expulsées ou qui ont quitté leur domicile ou dont les ancêtres ont été expulsés ou ont quitté leur domicile il y a une génération ont-elles le droit de le récupérer si cela nécessite d’expulser des personnes qui y ont vécu pendant une génération ? Deux générations ? Cent générations ? Et même s’ils ont le droit de le faire, est-ce juste de le faire ?  

Ces questions ne sont bien évidemment pas spécifiques au problème israélo-arabe et nous forcent à accepter que fonder les droits sur une terre, au Moyen-Orient comme ailleurs, sur une simple revendication de “J’étais là en premier” est éthiquement délicat, juridiquement flou et pratiquement problématique.  

Cela nous amène aussi à envisager que, même si ces questions ont un intérêt certain, elles ne proposent peut-être pas le cadre le plus pertinent, le plus porteur ou constructif pour aller de l’avant à la recherche d’une solution à un conflit. 

 

Alors quelles questions devrions-nous poser ? 

Une fois que nous mettons de côté – ou du moins descendons dans nos priorités – la question de « qui possède la terre », nous libérons de l’espace mental et de la flexibilité pour regarder le problème avec une autre grille de lecture.  

Par exemple, d’un point de vue des droits de l’homme, comment construire une solution juste au conflit israélo-arabe qui maximiserait les chances de parvenir à l’égalité de dignité et de droits de tous les êtres humains qui vivent entre le Jourdain et la Méditerranée ?  

Comment concrètement mettre en place les étapes de transition, forcément douloureuses pour certains groupes, pour y parvenir ? 

Comment donner aux groupes humains, quels qu’ils soient, qui veulent réellement se rendre digne d’habiter cette terre en en prenant soin, la chance d’y vivre et de la développer ?  

Qui veut quoi de cette Terre ? 

Bref, comment séparer entre ceux qui veulent simplement POSSEDER, avoir la Terre, et ceux qui veulent y VIVRE pour la transformer en paradis de paix qu’elle peut être, en acceptant qu’elle ne sera jamais éternellement leur, mais qu’ils y sont les bienvenus tant qu’ils la respectent et qu’ils respectent tous ses habitants ? 

Emmanuel CALEF
Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM
(D’après E.V. Glassenberg) 

(1) Voir aussi Rachi sur Genèse 1:1, basé sur Yalkut Shimoni sur Torah 187, ainsi que d’autres sources rabbiniques.
(2) Voir, par exemple, le Dr. Amnon Raz-Krakotzkin en 2005
(3) Cela peut également être lié à la manière dont beaucoup de gens comprennent incorrectement l’idée traditionnelle juive de “l’élection” comme une qualité innée, immuable, supérieure du peuple juif, là où notre tradition y voit au contraire une lourde tâche, un devoir d’éthique que le peuple doit s’efforcer de s’imposer
(4) De nombreux chercheurs ont également souligné l’absurdité même de la notion de propriété humaine de la terre, d’un point de vue laïc également, de Jean-Jacques Rousseau à Henry George en passant par Yuval Noah Harari et d’autres.
(5) Voir en particulier la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et la Terre et les droits de l’homme – Normes et applications (OHCHR 2015)