Talmud Torah des parents : Épisode 11
Et si on utilisait les bons mots ? Palestine : Histoire et géographie d’un nom – épisode 11 : la Nakba (3)
Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, directeur pédagogique des Talmudei Torah de JEM.
Dans les épisodes précédents, nous avons commencé à contextualiser l’invention puis l’évolution de l’utilisation du mot “Nakba”. Nous avons notamment vu que les transferts de population, plus ou moins larges et violents, ont été le lot commun du XX° siècle, et que si environ 700 000 arabes avaient quitté le territoire de ce qui devenait Israël en 1947-48, le chiffre couvraient des réalités diverses. En parallèle, entre 900 000 et un million de juifs avaient, de leur côté, été chassés des pays arabes sous la contrainte. Pays arabes dont nous avons vu que la population juive avait été divisée par 70 entre 1948 et aujourd’hui, quand la population arabe d’Israël a été multipliée par 5. Ce qui nous a amené à nous demander pourquoi seul Israël faisait l’objet d’une obsession médiatique.
Dans ce contexte de déplacements de populations et de création (ou non) de nouveaux pays, que s’est-il vraiment passé lors de la guerre de 1948 ? Qu’est-ce que les témoignages de l’époque nous racontent ?
Les témoignages de l’époque sur le double exode
Nous avons la chance d’avoir de nombreux témoignages d’époque. Notamment, dès le 15 juin 1948, le grand écrivain Arthur Koestler, rendu célèbre notamment par l’immense Le Zéro et l’Infini, publié en 1940, se trouve en Israël. En effet, avant même d’être écrivain, il est journaliste et Le Figaro s’est assuré l’exclusivité de son reportage sur la guerre qui accompagne la naissance d’Israël. Voici ce qu’il écrit (Le Figaro du 16 juin 1948) :
« PREMIERES impressions d’Israël. « Au commencement étaient le chaos et la confusion.» Imprimés sur nos passeports avec un tampon en caoutchouc flambant neuf par les représentants, à Paris, du gouvernement provisoire d’Israël, nos passeports – celui de ma femme et le mien – portaient les numéros cinq et six…
Des écriteaux à l’aéroport d’Haïfa: « Douanes-Police-Passeports », peints tout fraîchement en hébreu et en anglais. Nommé de la veille, l’officier d’immigration d’Israël n’a pas encore d’uniforme, pas plus d’ailleurs que l’inspecteur des douanes, ou que l’armée elle-même. En fait, l’uniforme de tous les serviteurs de l’Etat d’Israël, qu’ils soient civils ou militaires, se borne à la vareuse et au short kaki. Les autorités portuaires sont toutes aussi affables, inefficaces et enthousiastes. C’est la bureaucratie dans son état d’innocence virginale, avant qu’elle n’ait eu le temps de se tisser son cocon de règlements.
Haïfa est tombé comme Jéricho
Les quartiers arabes de Haïfa et les souks sont virtuellement désertés, car la plupart de leurs 70.000 habitants arabes sont partis. Ce port-clé de la Méditerranée est tombé aux mains d’Israël après une bataille de rues qui ne dura que six heures et qui coûta la vie à dix-huit Juifs et à une centaine d’Arabes.
Haïfa est tombé parce que la population arabe, bien que légèrement inférieure en nombre et supérieure en armement, a été entièrement démoralisée par la désertion de ses chefs. Les mêmes « effendis », qui se faisaient les apôtres de l’antisionisme pendant qu’ils vendaient leurs terres aux Juifs, se mirent, à prêcher la guerre sainte, mais quittèrent nuitamment la ville avec leur famille et leur mobilier en direction de Beyrouth ou de Chypre.
Grâce à ses tables d’écoute branchées sur les lignes téléphoniques arabes, la Haganah put annoncer dans ses émissions en langue arabe chacune de ces désertions, y compris celle du commandant en chef Amin Bey Izzed Dins, qui partit pour la Syrie en canot à moteur, sous prétexte d’aller chercher des renforts.
Privée de ses chefs, la population arabe se rendit à la première attaque en force de la Haganah. Haïfa est tombé comme Jéricho, les haut-parleurs automobiles de la Haganah remplaçant les trompettes. A Jaffa et à Tibériade, la même histoire se reproduisit à peu de chose près. L’effondrement complet des forces arabes avant l’invasion des États voisins est dû à deux raisons majeures d’abord à la trahison de la classe des effendis et; ensuite, au fait que les Arabes originaires de Palestine n’ont jamais combattu sérieusement parce qu’ils n’avaient aucune raison de le faire; en effet, ils avaient accepté la présence des Juifs sur le sol palestinien avec tous les avantages économiques que cette présence comportait, et considéraient le partage « de facto » comme un fait accompli. »
Une structure clanique
La structure clanique de la population arabe de la Palestine mandataire que souligne Arthur Koestler est aussi notée par de nombreux historiens comme Georges Bensoussan (Les origines du conflit Israelo-arabe) qui propose comme sources de l’effondrement arabe : « L’absence d’un appareil d’Etat en gestation relayant l’autorité britannique sur le départ, une logique clanique rebelle à l’émergence d’un sentiment national, conjugué à la fuite des élites dès les premiers combats […] l’absence de coordination des opérations militaires et, comme dans tous les conflits, la peur des combats et des bombardements qui font fuit les populations civiles. […] Entre décembre 1947 et début avril 1948, AVANT la défaite militaire des Palestiniens, près de la moitié de la population a déjà fui. On assiste en premier lieu (janvier-février 1948) à l’exode d’une partie des élites convaincue que leur exil sera de courte durée. »
Bensoussan écrit aussi (p84) :
« Dans un premier temps, la Ligue arabe recommande aux Etats membres « d’ouvrir leurs portes » aux réfugiés pour les recevoir et « d’appeler la population arabe à quitter le pays » »
Benny Morris, historien que l’on peut difficilement accuser de biais pro-israélien, écrira de nombreuses fois sur les réfugiés de cette guerre. Dans « 1948, une histoire du premier conflit israelo-arabe », il confirme :
« À la fin du mois de mars 1948, la plupart des familles riches et de la classe moyenne avaient fui Jaffa, Haïfa et Jérusalem, et la plupart des communautés rurales arabes avaient évacué la plaine côtière fortement peuplée de Juifs ; quelques-unes avaient également quitté la vallée du Jourdain supérieure. La plupart ont été poussées par la peur d’être impliquées et blessées dans les combats […]. Il est probable que la plupart pensaient que ce serait un déplacement court et temporaire avec un retour quelques semaines ou mois plus tard, sur les traces des armées arabes victorieuses ou des diktats internationaux. Ainsi, bien que certains (les plus riches) aient déménagé aussi loin que Beyrouth, Damas et Amman, la plupart ont initialement déménagé à proximité, vers leurs villages d’origine ou des villes en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza, où ils pouvaient loger chez des membres de leur famille ou des amis. »
Les appels au départ
« Le HCA (Haut Comité Arabe), les CN (Comités Nationaux) locaux et divers officiers de la milice ont souvent donné l’ordre aux villages et quartiers urbains situés près des principales concentrations de population juive d’envoyer femmes, enfants et personnes âgées vers des zones plus sûres. Cela était conforme à ce que le secrétaire général de la Ligue arabe, Azzam, disait déjà en mai 1946 (« évacuer toutes les femmes et enfants arabes de Palestine et les envoyer dans les pays arabes voisins », si la guerre éclatait) et à la résolution du Comité politique de la Ligue arabe, à Sofar en septembre 1947, selon laquelle « les États arabes ouvrent leurs portes pour absorber les bébés, les femmes et les personnes âgées parmi les Arabes de Palestine et prendre soin d’eux – si les événements en Palestine le nécessitent ».
Dès le début des hostilités, les communautés arabes en première ligne ont commencé à envoyer leurs familles. Par exemple, dès les 3 et 4 décembre 1947, les habitants de Lifta, un village à la périphérie ouest de Jérusalem, ont reçu l’ordre d’envoyer femmes et enfants (en partie pour faire de la place aux miliciens arrivants). »
L’abandon des populations arabes par leurs élites pose question par sa récurrence, évoquant les villas de luxe des dirigeants du Hamas vivant principalement à l’étranger, ou la fortune de Yasser Arafat…
Dans, Benny Morris écrit :
« Dans certaines régions, les commandants arabes ordonnèrent aux villageois d’évacuer afin de dégager le terrain pour les opérations militaires ou pour empêcher une reddition. […] Ailleurs, à Jérusalem-Est et dans de nombreux villages à travers le pays, les commandants [arabes] ont ordonné que les femmes, les personnes âgées et les enfants soient envoyés loin des dangers. En effet, la préparation psychologique à l’évacuation des personnes fragiles du champ de bataille avait commencé dès 1946-47, lorsque le HCA [Haut Comité Arabe] et la Ligue arabe avaient périodiquement approuvé une telle mesure en envisageant la future guerre en Palestine. »
Maxime Rodinson (1915-2004, intellectuel français, anthropologue et sociologue, connu pour ses travaux en tant qu’orientaliste et spécialiste de l’islam) note en 1967 que « La motivation la plus générale de la fuite des Arabes semble avoir été tout simplement la panique devant la guerre comme en Espagne en 1939 ou en France en 1940 ».
La population arabe a-t-elle été incitée par les leaders du monde arabe à quitter le pays avant l’offensive générale du 15 mai 1948 ?
Le recteur de la mosquée Al Azhar au Caire déclare dans son appel collectif des 18 et 24 mars 1948 : « Il faut que [nos frères arabes] quittent provisoirement le pays afin que nos combattants exercent, dans une liberté totale, l’œuvre d’extermination. » [sic !!!]
Après la défaite militaire, le 19 févier 1949, le journal Filastin, dont nous avons déjà parlé, publié en Jordanie, écrit : « Les Etats arabes ont encouragé les Arabes de Palestine à quitter temporairement leurs foyers afin de ne pas gêner les armées d’invasion. Ils n’ont pas tenu leurs promesses de venir en aide aux réfugiés »
Et de facto, comme l’écrit Georges Bensoussan, « les gouvernements [arabes] ralentissent le rythme de délivrance des visas [aux réfugiés arabes]. La corruption de nombreux employés des consulats va faire grimper le prix des visas et aggraver la détresse des réfugiés. »
De la fuite de leurs élites, qui amène fermeture des écoles, cliniques, hôpitaux, bureaux, administrations, aux ordres parfois contradictoires données par les leaders du monde arabes, aux annonces d’un programme arabe ouvertement exterminatoire, à la peur de la guerre, renforcée par la propagande venue des deux côtés concernant les exactions commises, elles-aussi des deux côtés, les populations arabes avaient toutes les raisons du monde de fuir la région.
Comme l’écrira Benny Morris (Righteous Victims, A History of the Zionist-Arab Conflict, 1881-2001) : « Il n’y avait pas de politique sioniste visant à expulser les Arabes ou à les intimider pour les faire fuir. […] Il n’y avait pas de politique globale d’expulsion. » contrairement aux appels généraux des dirigeants arabes au massacre des juifs résumés dans les mots du Grand Mufti de Jérusalem déclarant une « guerre sainte » et ordonnant à ses « Frères musulmans d’assassiner les Juifs. Tuez-les tous ! » (Larry Collins, Dominique Lapierre, O Jérusalem, 1971)
Nous commençons à y voir plus clair dans le contexte historique, que ce soient les déplacements de population du XX° siècle ou la guerre de 1948. Des points noirs subsistent, notamment les exactions commises par les deux camps et leur utilisation en termes de propagande, leur impact à court terme sur la guerre et à long terme sur les relations arabo-israéliennes.
Et sur le long terme : que sont devenus les réfugiés de 1948 ? Pourquoi presque 80 ans plus tard on continue d’employer des expressions comme “camp de réfugié” pour cette région alors que le mot a totalement disparu pour les autres déplacements de population dont nous avons parlé ? Comment et pourquoi le mot de « Nakba » a-t-il eu autant de succès ?
Mais ça… c’est pour le prochain épisode.