Pessa’h 5784 : Edito rabbinique
Le Cache-cache de Pessa’h : Savez-vous qu’organiser un Seder est en réalité un jeu d’enfant… au sens littéral ? Dans de nombreux foyers juifs, on joue précisément ce soir-là à cache-cache….ou en tout cas à sa version juive.
Les règles du jeu sont simples : au tout début du seder, un petit morceau de Matsa est brisé par le maitre ou la maitresse de maison. Et voilà ce bout de pain azyme soudain transformé en objet-mystère qu’il s’agira de retrouver. A partir de cet instant, et pour le reste de la soirée, il portera un nom étrange, l’« Afikouman » et sera transformé en acteur-clé de la soirée.
YACHATZ : la première matsa que l’on saisit en main est donc immédiatement brisée, sous le regard de la jeune génération. Ce fracas est un moment dramatique du seder, s’il en est. Un de ces petits morceaux brisés est immédiatement enveloppé dans un tissu ou placé dans un petit sac, et selon les familles et les traditions, l’usage varie. Soit un adulte cache l’afikouman et il revient aux enfants de le retrouver avant la fin de la soirée, soit les enfants cachent eux-mêmes, le sac et les adultes devront s’efforcer de le chercher.
Quoi qu’il en soit, le seder ne pourra en aucune manière s’achever et être complet si on ne récupère pas l’Afikouman. Il est la condition d’une résolution, la possibilité de clôturer les étapes du seder pour juger qu’il a été correctement réalisé.
Pour comprendre cet usage, il faut connaître l’étymologie de ce terme étrange.
Afikouman vient du grec, et peut être traduit par « fin de repas », c’est à dire « dessert », ou « douceur ». L’Afikouman serait donc le véritable dernier plat de la fête, sa conclusion gustative, qui nous permettrait de quitter la table avec un gout agréable en bouche.
Pourtant, ce n’est que de la Matsa. Elle n’est pas plus sucrée qu’une autre. D’où vient donc cette qualité qu’on lui attribue ?
Pour le savoir, il faut creuser un peu et peut-être faire un détour par l’imaginaire des rabbins. Peut-être s’interroger sur ce qui est particulièrement doux à leur palais, sur ce qui est savoureux à leur esprit.
Et s’il est pour eux un délice inégalable, c’est sans doute celui des jeux de mots. Manipuler le langage et les lettres pour leur faire dire autre chose, est selon eux la plus grande des délicatesses, et la recette des plus puissantes sagesses.
C’est donc précisément ce qu’ils font avec le mot « afikouman ». Et voilà qu’ils prétendent que ce terme n’est pas tiré du grec mais de l’hébreu et qu’il serait un mot-valise, un terme composé de deux parties collées l’une à l’autre : AFIKOU MAN.
En hébreu, littéralement : « Récoltez la manne ! »
Tiens tiens, dans mon petit sac ou dans un tissu caché quelque part et qu’il me faudra récupérer pour vraiment sortir d’Egypte… se cache une récolte très particulière. J’y collecte de la manne, cette nourriture mystérieuse qui, selon la Torah, tombait du ciel dans le désert. On raconte qu’elle pouvait prendre le goût de ce à quoi nos ancêtres pensaient. Elle portait la saveur de leur imaginaire, et pourquoi pas celle d’une douceur tant attendue…
La manne, nourriture miraculeuse qui accompagne la sortie d’Égypte, est aussi un mot qui signifie étymologiquement autre chose. En hébreu, on désigne ainsi une question, un « quoi ? » ou un « qu’est-ce ? » … Exactement comme dans la chanson du seder : MANISHTANA ….en quoi cette nuit est-elle différentes des autres nuits ?
En clair, l’afikouman, que les rabbins décomposent en « afikou man », signifie aussi littéralement: « Récoltez les questions ! »
Carpe Diem, cueille le jour… disait le poète.
Cueille plutôt la question… répond la haggada à celui qui accepte de se prêter au jeu.
Et si c’était très précisément ce dont il est question au soir du seder et au cœur de la fête de Pessa’h : de prendre conscience que toute liberté gagnée dépend d’une capacité à amasser de l’interrogation, à susciter du pourquoi. Voilà pourquoi l’interrogation est au cœur de la fête. Elle est le goût sucré que nous devons à tout prix retrouver, la douceur d’interroger nos histoires, nos familles, nos héritages et nos traditions.
Cette année encore, autour de nos tables, nous nous réunirons. Plus inquiets que d’habitude sans doute, et peut-être bouleversés par des questions douloureuses. Nous débuterons à nouveau le seder en cassant une Matsa, plus conscients que jamais de la brisure du monde qui nous entoure. Et nous inviterons nos enfants à méditer une sagesse ancestrale : la rédemption dépend toujours d’eux, les garants de l’Afikouman. Ce sont eux qui permettent de retrouver le chemin des questionnements salutaires, le goût sucré des questions qui pourront un jour nous faire sortir vraiment de nos Egyptes intérieures. Le « quoi ? » joue à cache-cache…et nos enfants nous placent toujours sur le chemin de la terre promise.
‘Hag Samea’h !
Rabbin Delphine Horvilleur