TT des parents : Les rabbins – Episode #8

11 décembre 2024

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM. 

Nous voici au IIIe siècle de l’ère commune. La Mishna de Rabbi Yehouda vient d’être compilée, ouvrant la voie à une nouvelle ère intellectuelle : celle des Amoraïm, les « interprètes », qui vont donner naissance aux Talmuds.

Mais qui sont vraiment ces rabbins de la période amoraïque ? Les sources archéologiques et épigraphiques nous dressent un portrait nuancé. Dans la plupart des communautés, ils ne constituent qu’une petite élite intellectuelle, souvent en concurrence avec d’autres formes d’autorité : les riches notables locaux, les familles sacerdotales qui conservent leur prestige malgré la destruction du Temple, les chefs de synagogue (archisynagogoi) qui gèrent les lieux de culte.

Les rabbins de cette époque sont rarement des « professionnels » de la religion au sens moderne. Beaucoup exercent des métiers artisanaux ou sont de petits commerçants. Rabbi Yohanan lui-même, malgré son immense prestige intellectuel, vit modestement. Cette réalité économique n’est pas anodine : elle maintient les rabbins en contact direct avec la vie quotidienne de leurs communautés.

La synagogue de cette période est bien plus qu’un simple lieu de prière et de lecture de la Torah. Les découvertes archéologiques et les sources textuelles révèlent des bâtiments qui servaient de véritables centres communautaires. C’est là que se réunissait le conseil des anciens pour gérer les affaires de la communauté, que siégeait le tribunal local, que s’organisait l’aide aux pauvres. Les voyageurs y trouvaient refuge, les documents importants y étaient conservés. Des salles attenantes servaient souvent à l’enseignement des enfants. La prière communautaire et la lecture de la Torah, bien qu’importantes, n’étaient que deux aspects d’une institution qui structurait profondément la vie sociale juive.

Le cœur de l’activité rabbinique se déroule dans les Batei Midrash (maisons d’étude), souvent de simples pièces attenantes à leurs demeures. Ces lieux d’étude entretiennent une relation complexe avec les synagogues de l’époque. Les rabbins manifestent parfois une certaine méfiance envers l’institution synagogale, qu’ils jugent trop centrée sur la prière et les rituels. Certains textes rabbiniques critiquent ouvertement les pratiques synagogales qu’ils considèrent comme des tentatives maladroites de reproduire l’atmosphère du Temple disparu.

Imaginez un Beit Midrash de Tibériade. Rabbi Yohanan enseigne, assis face à ses disciples qui sont disposés en rangs ordonnés devant lui. La transmission est entièrement orale : le maître énonce la tradition mishnaïque, que les étudiants répètent mot à mot jusqu’à la mémoriser parfaitement. Certains amoraïm (interprètes) se tiennent à proximité, prêts à relayer les paroles du maître aux rangs plus éloignés. Le silence est profond, rompu seulement par la voix du maître et la récitation des élèves.

Les textes de l’époque nous décrivent une atmosphère de profond respect. Les questions sont permises, mais suivent un protocole strict : l’étudiant se lève, s’incline légèrement, et formule sa question avec déférence. Les discussions entre élèves prennent place à des moments spécifiques, souvent par paires (havrouta), où ils répètent et analysent ensemble l’enseignement reçu.

La Mishna elle-même reste principalement une œuvre de tradition orale. Si certains maîtres possèdent peut-être des notes personnelles, des aide-mémoire limités, la compilation de Rabbi Yehouda n’est pas encore un « texte » au sens où nous l’entendons. Elle vit dans la mémoire des maîtres et des disciples, transmise de bouche à oreille avec une rigueur extraordinaire. Les sources de l’époque insistent sur l’importance de cette oralité : elle permet une transmission vivante, personnelle, où chaque mot, chaque intonation compte.

En Babylonie, dans les académies de Soura et Poumbedita, l’enseignement suit un rituel similaire. Les sources décrivent des sessions d’étude intensives où les élèves, assis sur des nattes de jonc, se balancent doucement d’avant en arrière en répétant les paroles de leurs maîtres – un mouvement qui deviendra caractéristique de l’étude talmudique.

Car la grande œuvre des Amoraïm, ce sont les Talmuds – celui de Jérusalem (achevé vers 400) et celui de Babylone (compilé vers 500). Ces textes monumentaux ne sont pas de simples commentaires de la Mishna : ils sont des océans de pensée où se mêlent discussions légales, récits édifiants, spéculations théologiques et observations pratiques.

Un aspect remarquable est la façon dont les Talmuds préservent la mémoire des débats. Ce ne sont pas des textes dogmatiques qui imposent une vérité unique. Au contraire, ils enregistrent les opinions minoritaires, les arguments rejetés, les voies non suivies. Pourquoi ? Parce que ces perspectives, même si elles n’ont pas été retenues dans la pratique, peuvent contenir des vérités précieuses pour les générations futures. Cette approche révèle une conception profonde de la parole divine : elle est trop vaste pour être capturée par une seule perspective, trop riche pour être réduite à une formule unique.

L’humour n’est pas absent de ces textes sérieux. Les Amoraïm savent utiliser l’ironie, les jeux de mots, parfois même des histoires légèrement irrévérencieuses pour faire passer leurs messages. C’est un rappel constant que l’étude de la Torah, tout en étant une entreprise sacrée, reste profondément humaine. Les débats peuvent être passionnés, mais ils sont toujours empreints d’une profonde humanité.

Progressivement, les frontières entre Beit Midrash et synagogue commencent à s’estomper. Les rabbins, initialement réticents, investissent l’espace synagogal. Ils y donnent des enseignements, y prononcent des sermons, y répondent aux questions de la communauté. La synagogue devient un lieu où prière et étude se rejoignent, préfigurant le modèle qui dominera dans le judaïsme médiéval.

L’héritage des Amoraïm est immense. Ils ont créé non seulement des textes, mais une méthode de pensée qui continue d’influencer la réflexion juive jusqu’à nos jours. Leur approche du questionnement, leur façon de tisser ensemble tradition et innovation, leur capacité à maintenir un dialogue à travers les générations… tout cela reste d’une étonnante actualité.

Nous voici arrivés au début du VIe siècle, à un moment où tout bascule. Une page se tourne dans chacune des grandes civilisations de l’époque. Le Talmud de Babylone est en train de finir d’être compilé, marquant la fin d’une ère monumentale de création rabbinique : après trois siècles de débats et d’interprétations des Amoraïm, le judaïsme s’apprête à entrer dans une phase nouvelle. À Constantinople, Justinien règne sur ce qu’on appellera plus tard l’Empire byzantin : un État où le christianisme n’est plus une simple religion d’État mais imprègne désormais toutes les institutions, le droit, l’art et la vie quotidienne – la transformation de l’Empire romain en civilisation chrétienne est achevée. En Perse sassanide, alors que le zoroastrisme connaît des mutations profondes, quelque chose d’encore invisible se prépare dans les déserts d’Arabie.

C’est dans ce monde en mutation que, dans les grandes yeshivot de Soura et de Poumbedita, des figures nouvelles émergent, héritières d’une tradition millénaire mais porteuses d’une vision différente. On les appellera les Gueonim, les « Excellences ». Leur autorité va bientôt rayonner sur un monde juif en pleine transformation, de l’Espagne à la Perse, en passant par l’Afrique du Nord et même… la Chine (eh oui, nous avons des preuves de présence juive en Chine dès la dynastie Tang). Leur histoire, qui marquera le judaïsme pendant près de cinq siècles, se déploiera dans un monde où trois grandes civilisations – byzantine, perse, puis musulmane – vont s’affronter et se mêler. Mais cette histoire extraordinaire… ce sera pour notre prochain épisode !