TT des parents : Les rabbins – Episode #6

13 novembre 2024

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM. 

Transportons-nous dans la Judée des années 60 de notre ère. Le Temple de Jérusalem se dresse encore, majestueux, centre névralgique de la vie religieuse juive. Les prêtres y officient quotidiennement, les pèlerins affluent pour les fêtes, les sacrifices rythment la vie du peuple. Mais sous cette apparente continuité, les tensions s’accumulent. La société judéenne est profondément divisée : entre riches et pauvres, entre différents courants religieux, entre collaborateurs et résistants face à Rome. Le Grand Prêtre, le Cohen Gadol, nommé par les autorités romaines, est contesté par une partie de la population. Les zélotes s’agitent, les prophètes apocalyptiques annoncent des temps nouveaux. 

C’est dans ce contexte explosif qu’éclate la Grande Révolte en 66. Pendant quatre ans, la Judée est à feu et à sang. Et puis vient l’impensable : en 70, les légions de Titus prennent Jérusalem et détruisent le Temple. Le choc est immense. Comment le judaïsme peut-il survivre sans son cœur battant ? Comment maintenir l’alliance avec l’Eternel sans les sacrifices quotidiens ? 

Imaginons la Judée des années qui suivent. Le Temple n’est plus qu’un souvenir douloureux, mais la vie continue. Dans les villes et les villages, la population juive tente de se reconstruire après le traumatisme. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la société judéenne reste remarquablement diverse. On y trouve encore des prêtres, qui ont perdu leur fonction cultuelle mais conservent un certain prestige social. Des notables locaux exercent leur influence, gérant les affaires communautaires. Des mystiques explorent de nouvelles voies spirituelles. Et puis il y a ces hommes qu’on commence à appeler « rabbins ». 

Mais qui sont vraiment ces rabbins des premières générations ? Les sources historiques nous dressent un portrait bien différent de l’image traditionnelle. Loin d’être les leaders incontestés de la communauté juive, comme le voudra plus tard la tradition, ils ne représentent initialement qu’un groupe parmi d’autres. Certains sont des artisans – on connaît des rabbins cordonniers, forgerons, ou charpentiers. D’autres sont de petits propriétaires terriens. Ce ne sont pas nécessairement les plus riches ni les plus influents de leur communauté. 

Ce qui les distingue, c’est leur projet intellectuel et spirituel : préserver et développer une certaine vision du judaïsme, centrée sur l’étude et l’interprétation de la Torah. Ils se réunissent dans des Beit Midrash (maisons d’étude), débattent de la Loi, enseignent à des disciples. Mais attention : ces premières « Académies » rabbiniques n’ont rien de grandes institutions. Il s’agit souvent de petits groupes se réunissant dans des maisons privées ou des arrière-boutiques. 

Un point crucial à noter : les rabbins de cette époque entretiennent une relation complexe, voire méfiante, avec les synagogues. Ces dernières, qui existaient déjà avant la destruction du Temple comme lieux de prière et de lecture de la Torah, sont souvent contrôlées par les notables locaux et les familles sacerdotales. Les rabbins voient dans ces institutions un potentiel rival à leur autorité naissante. Ils critiquent parfois ouvertement les pratiques synagogales, qu’ils jugent trop proches du modèle du Temple, et préfèrent leurs Beit Midrash plus intimes, centrés sur l’étude plutôt que sur la prière formelle. Ce n’est que progressivement, sur plusieurs générations, que les rabbins investiront l’espace synagogal et en feront un des piliers de leur système religieux. 

Un détail révélateur : les inscriptions et les documents administratifs de l’époque mentionnent rarement le titre de « rabbi ». Quand les rabbins apparaissent dans ces sources, c’est souvent sous d’autres désignations : leur métier, leur position familiale, leur lieu d’origine. Cela suggère que le mot de « rabbi » ne désignait pas encore une fonction, un rôle officiel, mais uniquement une marque informelle de respect, de révérence, une distinction sociale pas encore universellement reconnue. 

Les rabbins vont pourtant construire progressivement un narratif puissant autour de leur rôle et de leurs origines. Dans leurs propres textes, ils reprennent une technique qui a déjà prouvé son efficacité et qui la prouvera encore : ils s’inventent une lignée prestigieuse. Et à qui remonter pour asseoir son autorité ? Moïse bien évidemment, rien de moins ! Les rabbins se présentent alors comme les héritiers légitimes d’une chaîne de transmission remontant aussi loin que le Sinaï, passant par les prophètes, les hommes de la Grande Assemblée, et les pharisiens. Cette « chaîne de la tradition », magnifiquement exposée au début du traité Avot, est moins une réalité historique qu’un mythe fondateur – mais un mythe extraordinairement efficace. 

Ce qui est fascinant, c’est de voir comment ce mythe s’est construit progressivement. Les premiers textes rabbiniques sont relativement modestes dans leurs revendications. Mais au fil des générations, le récit s’enrichit, se précise, devient plus ambitieux. Les rabbins s’attribuent rétrospectivement un rôle central dans des événements historiques où leur présence est loin d’être attestée. Ils réécrivent subtilement l’histoire pour légitimer leur autorité présente. 

Prenons l’exemple de Yavné. La tradition rabbinique en a construit un récit saisissant : alors que Jérusalem est assiégée par les Romains et que les zélotes refusent toute négociation, Rabban Yohanan ben Zakkaï, figure majeure du mouvement pharisien, se fait passer pour mort. Ses disciples le sortent de la ville dans un cercueil, déjouant la vigilance des gardiens. Une fois hors des murs, il se rend auprès de Vespasien, le général romain qu’il salue comme futur empereur – une prophétie qui se réalisera peu après. En récompense, Vespasien lui accorde « Yavné et ses sages ». Là, Rabban Yohanan aurait reconstitué le Sanhédrin et jeté les bases du judaïsme rabbinique, transformant l’étude de la Torah en substitut au service du Temple. 

La réalité historique, telle que nous la révèlent les sources non-rabbiniques et l’archéologie, est bien différente. Yavné (Jamnia pour les Romains) était déjà un centre juif important avant 70, probablement sous la direction de notables locaux et de familles sacerdotales. Aucune source contemporaine ne mentionne cette fameuse « fondation ». Si Rabban Yohanan ben Zakkaï s’y est effectivement installé – ce qui est probable – il n’était qu’un maître parmi d’autres. L’idée d’un « Sanhédrin » reconstitué est anachronique : ce qui existait à Yavné ressemblait davantage à une assemblée informelle de sages qu’à une institution officielle. D’ailleurs, d’autres centres d’étude comme Lod ou Bnei Brak rivalisaient en importance avec Yavné. 

Le génie des rabbins a été de transformer cette réalité historique complexe en un récit fondateur puissant. L’histoire de Rabban Yohanan ben Zakkaï devient sous leur plume un modèle de leadership en temps de crise : elle valorise la sagesse face à l’extrémisme, la préservation de la tradition face à l’héroïsme suicidaire, et présente la transition vers un judaïsme d’étude comme un plan divin plutôt qu’une adaptation aux circonstances. C’est moins une chronique historique qu’un manifeste pour le judaïsme rabbinique en construction. 

Tout cela ne diminue en rien l’importance réelle du mouvement rabbinique. Son génie a été de proposer une alternative viable à un judaïsme centré sur le Temple. En développant l’idée que l’étude de la Torah et la pratique des commandements dans la vie quotidienne pouvaient constituer un service divin aussi valable que les sacrifices, les rabbins ont permis au judaïsme de survivre à la catastrophe de 70. 

Leur influence s’est construite graduellement, à travers un patient travail de terrain. Les rabbins ont su répondre aux besoins concrets des communautés : questions de pureté rituelle, disputes commerciales, problèmes matrimoniaux… Ils ont développé un système légal sophistiqué, capable de s’adapter aux réalités changeantes. Leur autorité s’est établie non par décret, mais par la démonstration quotidienne de leur utilité. 

La compilation de la Mishna, vers 200, marque une étape cruciale dans ce processus.  

Mais ça nous le verrons… au prochain épisode !