Pessa’h 5782 : Édito rabbinique

8 avril 2022

L’un des commentaires les plus originaux sur la fête de Pessa’h est sans doute le discours que Ben Gourion prononça aux Nations-unis en 1947. Brodant sur le thème de la liberté, il rappela l’épopée du Mayflower, ce bateau qui, en 1620, vit accoster une poignée de « Pilgrim Fathers » (NDLR: pères pèlerins) sur les rives de ce qui deviendra plus tard les Etats-Unis.

Fuir l’oppression religieuse de la vieille Europe pour fonder un « nouveau monde », cet acte de liberté, il y a trois-cent ans, fut le plus grand événement de l’histoire de l’Angleterre. Mais, ajouta Ben Gourion facétieusement, nous souvenons-nous à quelle heure le bateau a-t-il appareillé ? Combien y avait-il de voyageurs ? Quelle était la qualité du pain qu’ils ont mangé ? Non ! Pourtant, 3000 ans avant le Mayflower, les juifs quittèrent l’Egypte. Et chaque juif, dans le monde entier, aujourd’hui encore, sait exactement à quelle date ils sont partis et quel type de pain ils ont mangé !

“Dieu aime les intervalles ! ”

Yann Boissière

 

Ce génie de la mémoire et de la transmission, qui a assuré au pain azyme sa gloire éternelle (Bitoun ou Rosinski ? — le débat reste intact) nous livrera peut-être ses secrets grâce à l’expérience suivante : tout comme nous brisons la matsa en deux lors du seder (des trois matsot sur le plateau, celle du milieu), brisons en deux ce mot de « Pessa’h », pour en libérer sa poésie… Nous y entendrons alors « Peh – sa’h » : « Peh », la « bouche », et « sa’h », « qui saute »… La « bouche qui saute » ? C’est exactement ainsi que les Sages ont envisagé cette fête de la mémoire et de la liberté ! Voyons cela d’un peu plus près…

 

« Peh », « la bouche ». De fait, à Pessah, on mange et on parle ! – et l’on brise aussi toutes les conventions de politesse apprises dans notre enfance ! N’avons-nous pas entendu mille fois : « on ne lit pas à table ! » ? Eh bien oui, on lit la haggadah en mangeant lors du seder, et ce sont les enfants qui ont la parole ! Ce n’est pas un hasard si les Sages ont pensé essentiel que les enfants soient au cœur de la fête. La stratégie du pharaon, on le sait, était de s’attaquer aux enfants, et la dernière plaie concerne les premiers nés, la question de la filiation. Un point de halakhah éclaire cet aspect en profondeur : pour un esclave, ses fils et ses filles, d’un point de vue légal, ne sont pas considérés comme ses enfants… Réintégrer la filiation au cœur de la vie, c’est tout simplement remettre à nouveau les générations l’une en face de l’autre, pour l’amour et la transmission !

 

Et combien de fois n’avons-nous pas entendu aussi « Ne mets pas tes coudes sur la table ! » Eh bien ce soir-là, c’est une obligation ! Parce que les riches romains affichaient leur supériorité sociale lors de leur banquet, en nous accoudant tous pour boire les quatre coupes de vin, nous abolissons les différences sociales, tant il est vrai que la liberté commence avec l’égalité. Tant qu’un seul être sur terre demeure esclave, je ne suis pas libre, disait Nelson Mandela. Les promesses de la « bouche », nous les saisissons sans peine. Mais « sa’h », « qui saute », voilà qui est plus énigmatique… Une merveilleuse phrase de Borgès, ici, nous ouvrira la voie : « L’avenir est inévitable, mais il peut ne pas arriver. Dieu aime les intervalles ».

 

Le grand écrivain argentin pose ici un avertissement qui est au cœur de Pessa’h : le scandale de « ce qui ne vient pas » au regard de la logique de « ce qui devrait être ». Ce scandale de l’avenir dérobé, la Bible nous en avertit dès le début du livre de Shemot, de l’Exode (Ex. 1, 8), qui nous saisit d’emblée, en quelques mots cruels et lapidaires : « un roi nouveau se leva sur l’Egypte, lequel n’avait point connu Joseph ». Une simple ignorance, un moment d’inculture, et voici les riches heures d’un échange entre civilisations anéanties… L’inculture, nous le savons, détruit des mondes. Et si Pessa’h a été voulu par nos maîtres comme la fête de la transmission et des enfants, c’est pour en appeler à notre responsabilité : les événements, eux, se contentent « d’arriver » — mais ce qui se transmet, ce sont les valeurs !

 

À cette possibilité d’un avenir bloqué, la conclusion de Borgès ajoute cependant une irrésistible lumière à notre fête de Pessa’h : « Dieu aime les intervalles » ! C’est ici que « sa’h », la bouche qui « saute », livre sa promesse. Si Dieu « passe » — lors de la plaie de premiers nés — au-dessus des maisons des enfants d’Israël pour les épargner, il peut aussi « faire sauter », débloquer le présent cruel, épais, éternellement identique qu’est l’esclavage. Créer un « intervalle », ré-ouvrir la possibilité de l’avenir, la possibilité des intervalles, nous avons-là l’idée la plus novatrice de Pessa’h, et c’est là ce que nous appelons « liberté ». Cette confiance sera sans doute au cœur de notre seder : Dieu aime les intervalles !

Hag samea’h !