TT des parents : Les rabbins – Episode #5
Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.
Imaginez-vous dans la Jérusalem antique, il y a plus de deux mille cinq cents ans. Dans les cours du palais royal et dans l’ombre du Temple, des hommes s’affairent à une tâche cruciale : la préservation et la transmission des textes sacrés et des traditions. Ce sont les scribes, ou Soferim en hébreu, les premiers protagonistes d’une histoire fascinante qui s’étendra sur près d’un millénaire : celle de la transformation progressive du judaïsme ancien vers le judaïsme rabbinique que nous connaissons aujourd’hui.
Cette histoire, pourtant, n’est pas simple à raconter. Comme un puzzle dont de nombreuses pièces auraient été perdues, nous devons la reconstituer à partir de fragments, d’indices, de témoignages parfois contradictoires. Certains liens que nous aimerions établir restent hypothétiques, d’autres nous échappent totalement. Mais ce que nous savons déjà est passionnant.
Les scribes de l’époque royale puis perse ne sont pas que de simples copistes. Lettrés dans une société largement illettrée, ils occupent une position unique : ils sont à la fois fonctionnaires, gardiens des textes sacrés et interprètes de la tradition. Dans leurs mains passent les documents officiels, mais aussi les textes qui deviendront plus tard la Bible hébraïque. Leur rôle ne se limite pas à copier : ils compilent, organisent, peut-être même rédigent certains textes. Mais attention : si leur importance est attestée, les détails de leur organisation et de leurs méthodes de transmission restent largement mystérieux.
Puis vient la période hellénistique, marquée par de profonds bouleversements. La culture grecque déferle sur le Proche-Orient, provoquant fascination chez les uns, rejet chez les autres. C’est dans ce contexte qu’apparaît un groupe énigmatique : les Hassidim (à ne pas confondre avec le mouvement hassidique moderne). Mentionnés notamment dans les livres des Maccabées, ces « pieux » semblent avoir joué un rôle crucial dans la résistance à l’hellénisation forcée sous Antiochus IV. Mais qui étaient-ils exactement ? Leur relation avec les scribes qui les ont précédés, comme avec les pharisiens qui leur succéderont, reste sujet de débat parmi les historiens.
L’émergence des pharisiens, vers le IIe siècle avant notre ère, marque une nouvelle étape. Nous les connaissons mieux, grâce notamment aux écrits de Flavius Josèphe et aux textes du Nouveau Testament, même si ces sources doivent être lues avec précaution (leurs auteurs avaient clairement des agendas politiques et des gens puissants à ménager quand ils écrivent). Josèphe nous parle d’un groupe qui se réfère à des « traditions des Anciens » (pateron en grec, soit « Pères ») non écrites dans la Torah. Mais qui sont ces « Anciens » ? La question reste débattue et il est possible qu’en affirmant cela, ce soit pour Flavius Josèphe une façon de légitimer les pratiques des pharisiens en les ancrant dans le passé. Ce que nous savons, c’est que les pharisiens développent une approche particulière du judaïsme : ils croient en l’existence d’une tradition orale parallèle à la Torah écrite, et cherchent à appliquer la Loi divine à tous les aspects de la vie quotidienne.
La destruction du Temple en 70 de notre ère provoque un séisme dans le judaïsme. C’est dans ce contexte traumatique qu’émerge progressivement le mouvement rabbinique. Si certains ont voulu voir dans les rabbins les héritiers directs des pharisiens, la réalité est plus complexe. Certes, il existe des continuités : l’importance accordée à la tradition orale, certaines méthodes d’interprétation, des préoccupations communes. Mais le contexte est radicalement différent : sans Temple, sans État, le judaïsme doit se réinventer.
Les rabbins entreprennent alors un travail monumental : la systématisation et la préservation de la tradition orale. Ce processus culminera vers 200 avec la fixation de la Mishna par Rabbi Yehuda HaNasi. Fait crucial : même « fixée », la Mishna reste initialement orale. Sa mise par écrit n’interviendra que plusieurs siècles plus tard, pendant la période des Gueonim.
Ce qui frappe dans cette histoire, c’est moins la continuité linéaire que la capacité d’adaptation. Chaque groupe, des scribes aux rabbins, a su répondre aux défis de son temps tout en préservant l’essentiel de l’héritage reçu. Les transformations ne sont pas tant des ruptures que des métamorphoses, permettant au judaïsme de survivre à des bouleversements qui auraient pu lui être fatals.
Plutôt qu’une simple chaîne de transmission, nous voyons donc se dessiner une histoire de réinventions successives, où chaque génération a su adapter et réinterpréter la tradition face aux défis de son époque. C’est peut-être là que réside la véritable continuité propre au projet judaïque : non pas dans une transmission inchangée, immuable, inflexible, mais dans cette capacité constante à préserver tout en transformant, à rester fidèle tout en s’adaptant.
Cette histoire nous rappelle aussi l’importance de l’humilité historique : de nombreux aspects nous échappent encore, et certains liens que nous aimerions établir restent hypothétiques. Mais c’est précisément ce mélange de connu et d’inconnu qui rend cette histoire si fascinante, nous invitant à continuer l’enquête tout en restant conscients des limites de notre savoir.
Mais quand les Rabbins apparaissent, nous commençons enfin à avoir des traces historiques de plus en plus nombreuses et de plus en plus fiables… et ce qu’elles révèlent du monde des rabbins… Je ne vous en dis pas plus, on se retrouve… au prochain épisode !