Tou Bichvat 5784 : l’édito rabbinique
« La terre aime ce ciel tranquille, égal pour tous,
Dont la sérénité ne dépend pas de nous,
Et qui mêle à nos vils désastres,
A nos deuils, aux éclats de rire effrontés,
A nos méchancetés, à nos rapidités,
La douceur profonde des astres. »
Oui, c’est bien notre terre aimée, si malmenée, que chante Victor Hugo ! Et sa voix fait sonner en alexandrins les belles valeurs de Tou-bi-Chevat, cette conscience cosmique, écologique et humaine du judaïsme incroyablement en avance sur son temps.
La Fête de Tou BiChvat, « Roch haChana la Ilanot » (« Nouvel an des arbres »), il est vrai, exprime le génie du judaïsme pour le minhag (la « coutume »), ce génie de créer un ensemble de récit et de pratiques qui, à un moment donné, donnent une épaisseur spirituelle et collective à quelque chose qui ne l’était pas nécessairement au départ. Rappelons, tout d’abord, l’intitulé tout à fait prosaïque de la Fête : « Tou » = teth + vav, signifie « 15 » ; « bi » signifie « dans » ; et « Chevat », le « mois de Chevat » – « Tou bi-chevat », c’est donc « le 15 du mois de Chevat », ni plus ni moins, on repassera pour la signification spirituelle !
Cette date est juste l’un des quatre commencements de l’année indiqué dans la première michna du traité talmudique Roch Hachana. Au côté du 1er Nissan, premier des mois, du 1er Ellul qui marque le début de l’année pour la dîme du bétail, et du 1er Tishri le commencement du compte des années, la Michna cherche à fixer une date du calendrier agricole à des fins fiscales : faire en sorte que les dîmes prélevées sur les récoltes, le rachat des fruits en particulier, soient effectuées entre des arbres qui ont le même âge. Concrètement : si un arbre naît au cours d’une certaine année, il entre dans sa deuxième année quand il atteint Tou Bichvat : il peut alors servir de dîme pour tous les fruits de la même saison.
Disposition plutôt obscure, on en conviendra, et peu encline à l’embrasement spirituel ! Si ce n’est, comme on vient de le voir, que cette date sert de socle à l’un des aspects de l’immense projet social et éthique du judaïsme, la redistribution des richesses, à travers le système des « teroumot et ma’asserot », les « offrandes et les dîmes » partagées avec les prêtres, les lévites et les pauvres. Les arbres, dans le judaïsme, crient justice !
Ces considérations furent bien vite enrichies par la croyance populaire selon laquelle le 15 Chevat était aussi un jour de jugement (sur l’eau et la nature), avant que la vision mystique de Rabbi Yissa’har Z. Soussan, sage marocain du 16ème siècle résidant à Safed, ne lui donne une tout autre dimension en inventant un tikkoun, un « rituel de restauration » : par la consommation symbolique de fruits et de coupes de vins, et du fait de l’influence de l’abondance de la terre d’Israël, il s’agissait d’encourager les germes de la délivrance. C’est ce tikkoun que nous célébrerons, à la synagogue Beaugrenelle, mercredi 24 janvier à 19h30 !
Mais la valeur peut-être la plus actuelle, en dehors de sa signification écologique évidente, revient à cette très belle image de la Bible : « Ki ha-adam èts ha-sadeh » :« l’homme est comme l’arbre des champs » (Deut. 20, 19). Il en partage les racines, les aspirations à l’élévation, et aussi le vieillissement et la fragilité… Le Rav Kook, ainsi, remontait au Jardin d’Eden pour décrire avec profondeur cette usure qui parfois disperse l’homme au cours de son action. Faisant observer que dans leur statut primitif, les arbres étaient à la fois « beaux à voir et bons à manger », autrement dit intégralement consommables, il notait qu’après la sulfureuse conquête du fruit par Adam et Eve, l’arbre et le fruit devenaient distincts. Le Rav Kook y voyait l’image de la scission qui s’immisce en l’homme dès lors qu’il s’avise de poser des objectifs dans le monde : un abîme inévitable entre l’effort et le résultat. Une lassitude, une fatigue existentielle, parfois, entre notre volonté de mordre le monde et notre impuissance à simplement être… C’est cela l’éclatement de l’arbre : loin d’une beauté à contempler, à respecter, à chérir, nous ne voyons plus les fruits que comme des objectifs, et les arbres comme des supports de production…
Cet épuisement, cette lassitude, ce sentiment d’impuissance face à la violence et la folie du monde, beaucoup d’entre nous, sans doute, le ressentent et le vivent aujourd’hui.
Mais l’arbre, notre ami, nous adresse ce fraternel message : dans ce monde largement conduit par la haine, le désir de possession et la violence, soyons des pôles de résistance ! Et face à « nos vil désastres », à « nos méchancetés, à nos rapidités » pointées par le prophète Hugo, que Tou Bichvat soit notre emblème ! Et que dans nos rapports bienveillants, quotidiens, envers notre terre et nos prochains, nous puissions exprimer, de notre humaine tendresse, la « douceur profonde des astres. » !
‘Hag Ha’ilanot samea’h !
Rabbin Yann Boissière