Odessa, une vie juive mythique

18 novembre 2022

A l’approche du Chabbat festif et solidaire JEM à l’air d’Odessa qui aura lieu les 25 et 26 novembre prochain, deux spécialistes de cette ville portuaire ouverte sur la mer Noire, Isabelle Némirovski, présidente et fondatrice des Amis d’Odessa et auteure de Histoire, mémoires et représentations des Juifs d’Odessa – Un vieux rêve intime, et Michale Boganim, réalisatrice du documentaire Odessa, Odessa, parlent de ce lieu de métissage, d’échanges et de vie juive.  

Propos recueillis par Yaël Hirsch, Directrice de la rédaction du magazine Chema, le mag JEM

Quel est votre lien à Odessa ?

Michale Boganim : Ma mère a des origines ukrainiennes, mais mon lien à Odessa, avant tout littéraire, me vient notamment d’Isaac Babel, dont les Contes d’Odessa ont inspiré mon film. Et depuis le jour où j’y suis allée je suis tombée amoureuse de la ville. 

Isabelle Némirovski : Mon grand-père est arrivé d’Odessa en France en 1902 et c’est aussi à travers les Contes d’Isaac Babel que j’ai découvert Odessa. Le spectre de cette ville est très littéraire, mais aussi fortement musical, par le biais de mon frère pianiste qui faisait planer des influences d’Odessa dans notre foyer familial.

Connaissez-vous des Odessites ? Même si la ville est moins exposée que Kharkov ou Kiev, comment vont-ils ?

MB : J’ai gardé peu de lien car je n’y ai pas de famille directe et j’ai filmé des personnes très âgées. 

IN : A travers mon association, nous soutenons les Odessites par le biais de Kira Verkhovsky, directrice du Musée d’histoire des Juifs d’Odessa et de Pavel Kossenko, son co-directeur du musée de l’Holocauste. La ville est relativement préservée, ce sont toujours les abords, jamais le centre, qui sont touchés. Les Odessites sont des éternels optimistes. Ils ont un passé de résistants. La saison est repartie à l’opéra et beaucoup de lieux sont ouverts.

En quoi Odessa est-elle une ville juive ?

IN : Isaac Babel dit qu’elle a été façonnée par les juifs. Pourquoi une ville juive ? Odessa est une ville nouvelle, un territoire vierge à l’origine conquis par Catherine II à la fin du 18e siècle grâce aux guerres russo-turques. L’impératrice a également « hérité » d’un million de Juifs suite aux partages de la Pologne. Elle va les inciter à venir travailler sur ce chantier en échange d’une tolérance religieuse. Auparavant, il n’y avait pas de juifs dans l’empire car ils étaient systématiquement chassés. Mais ce sont particulièrement les Juifs de Brody, de Galicie, de l’empire d’Autriche-Hongrie, arrivés à Odessa dans les années 1820 pour des affaires et le négoce de céréales, qui ont construit la plus grande synagogue, celle de Brody/Brodsky.

MB : Avant la Seconde Guerre mondiale, la ville était juive au niveau culturel, artistique et même commercial.  Mais une grande partie a immigré à New-York et l’autre en Israël. 

“Odessa est une ville nouvelle, un territoire vierge à l’origine conquis par Catherine II à la fin du 18e siècle grâce aux guerres russo-turques. ”

Isabelle Némirovski

Quand les juifs sont partis en exil, qu’ont-ils emmené avec eux de cette identité odessite ?

MB : A Little Odessa, il y a une reconstitution d’un quartier de la ville ukrainienne, de ses restaurants, de la culture, de la littérature et de l’art slaves.  Il y a aussi la mafia russe odessite, si bien décrite par Isaac Babel. Les Odessites d’Israël se sont aussi regroupés, à Ashdod, ils ont reconstitué une communauté à part entière et assez forte en emportant leur culture, leurs restaurants. Ils ont gardé leur identité, mais ne se sont pas très bien intégrés dans la société israélienne.

Isabelle, qu’avez-vous pensé du film de Michale ?

IN : Odessa, Odessa a été un révélateur : il a mis en lumière son âme par sa cinématographie. Par l’utilisation des sépias, de la lumière blanche en Israël, le récit de cette errance.  J’ai compris qu’il y régnait des fantômes. Je résumerais leur vie en disant que c’est une vie de rêve.  J’ai sous-titré mon ouvrage par « un vieux rêve intime » qui est la phrase inaugurale de Valentin Kataïev dans son livre Les Catacombes. Ce film m’a donné envie de pénétrer au travers des murailles de la ville, de retrouver cet âge d’or, un endroit de libre expression qui a permis aux juifs d’Odessa de vivre pleinement leurs émotions, leurs croyances, de la deuxième moitié du 19e siècle jusqu’en 1905.

Odessa est aussi un haut lieu culturel, vous parliez d’Isaac Babel, mais autant avec que sans les Juifs, il y a une effervescence culturelle. Est-ce que vous pouvez me parler de cette richesse ? Odessa demeure un haut lieu de Culture…

IN : Il y a plusieurs facettes d’Odessa. Celle, très festive, des plages, du bord de mer, mais aussi un aspect plus sombre, interlope : la mafia, le tourisme sexuel. Le côté festif vient aussi de cette idée que le conservatoire d’Odessa a été fondé par un violoniste klezmer qui a créé l’immense école Stoliarski. Elle a donné naissance aux plus grands violonistes du 20e siècle, David et Igor Oïstrakh, Mischa Elman, Nathan Milstein, mais aussi à des pianistes. Dans cette ville, on danse en effet, on chante et on parle aussi de classique. L’Opéra est aussi l’endroit le plus fédérateur, où les juifs religieux, capables de transgresser la Torah, venaient tout de même à Chabat écouter les cantatrices aux épaules dénudées. De la même manière, dans les synagogues, les fidèles n’étaient pas tellement là pour écouter l’Office mais plutôt les grands cantors.

MG : Le festival de cinéma y est important. Quand j’ai filmé en 2005, il restait peu de choses de la communauté juive, des vestiges, quelques synagogues. Peut-être que la communauté juive a réinvesti les lieux… mais ça n’a rien avoir avec avant. Je pense qu’aujourd’hui il y a une sorte de culte autour d’Odessa, notamment avec sa musique qui influence pleins de groupes. …

IN : En effet, il me semble que cette ville juive est en train de se renouveler, grâce au rabbin Avroum Wolf, missionné par Israël pour reconstruire, en 1992, toutes les infrastructures dont la communauté juive avait besoin. Il a aidé sa communauté à se reconstruire en créant un orphelinat, une université, une chaîne de télévision. Ces derniers mois, c’est grâce à lui que les enfants de l’orphelinat sont partis à Berlin au moment de l’invasion de Poutine en Ukraine. 

Vous allez continuer à écrire et filmer Odessa ?

MG :  Dans La Terre outragée il y a toute une partie à la fin qui se déroule à Odessa et j’ai un projet qui se passe à Little Odessa. Cette ville m’a marquée et me hante. Aux Etats-Unis, Serguei Dovlatov a décrit la diaspora d’Odessa à travers deux livres. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui a disparu à Odessa et qu’on retrouve ailleurs aujourd’hui.

IN : Tout à fait, il y a une suite au livre. Je vais essayer de sonder la nostalgie des juifs pour Odessa en France, à travers l’histoire de mon grand-père. On connaît moins cette immigration que celle d’Amérique ou d’Israël.  Comme le dit très bien Ossip Mandelstam, cette judéité, même si elle a été souvent dissoute par les juifs ashkénazes dans la mixité, « la moindre parcelle de judaïsme sature la totalité d’une vie. »

 

 

Pour en savoir plus sur la culture odessite, nous vous conseillons de regarder la conférence « L’âge d’or d’Odessa » avec Isabelle Nemirovski, Camille de Toledo et Ariane Bendavid en cliquant sur ce lien