Interview : Déportés, l’ultime transmission
Karine Sicard-Bouvatier, photographe de métier, a organisé et immortalisé 25 rencontres entre des survivants de la Shoah et des adolescents ayant leur âge au moment de leur arrestation. Dimanche 17 octobre à 14h, JEM vous propose de la rencontrer pour échanger et découvrir son projet « Déportés, l’ultime transmission » et ces sublimes portraits en noir et blanc qui tendent à favoriser le passage de relais de la mémoire entre rescapés et jeunes d’aujourd’hui. Interview de cette photographe d’exception qui a toujours mis au coeur de son travail mémoire et transmission.
A quel moment avez-vous ressenti cette urgence de transmettre aux jeunes générations les témoignages des rescapés de la Shoah ?
Je me suis toujours sentie concernée par la Shoah et je pense que qui que nous soyons, nous sommes tous concernés. J’ai ressenti cette urgence lors d’une rencontre avec un rescapé en 2018. J’ai alors pris conscience que c’était une génération qui était en train de s’éteindre et que la génération de mes enfants née au début du XXIème siècle, adolescents, jeune adulte aujourd’hui, était la dernière à pouvoir aller s’abreuver à la source du témoignage, à être en contact réel avec ces derniers rescapés. Il fallait documenter cette rencontre, ce lien, cette transmission. Et puis il me semblait important que les jeunes s’approprient avec leurs ressentis à eux, leurs mots, ces témoignages pour être à leur tour des témoins auprès de leurs enfants.
La question intergénérationnelle vous a déjà intéressée lors d’un travail précédent à l’Hôtel Dieu, en quoi cette notion était-elle essentielle à la mise en forme de votre nouveau projet ?
Je crois profondément que nous sommes une grande chaîne. Nous sommes des passeurs de relais, des passeurs de mémoire. La société a tendance à nous mettre chacun dans des cases en fonction de nos âges alors que nous sommes riches de nos différences, de nos liens les uns avec les autres et notamment au travers des liens intergénérationnels. Nous avons tant à apprendre de nos anciens et ceux-ci au contact des jeunes sont encore plus stimulés et se sentent vivants car utiles. La jeunesse leur donne des forces inouïes, je l’ai vu autour de moi à de nombreuses reprises. Nous sommes une espèce humaine, façonnée de passé et de présent et pensons l’avenir. Pour avancer, il nous faut comprendre notre passé et parler avec les anciens nous éclairent.
Comment se sont déroulées les rencontres entre jeunes et rescapés ?
Je me suis déplacée au domicile des rescapés avec les jeunes. Nous faisions d’abord l’entretien puis dans un second temps la prise de vue. Les jeunes étaient intimidés, souvent silencieux. Les rescapés à la fois heureux de partager et bouleversés à chaque fois par leur récit. En voyant le ou la jeune qui avait le même âge qu’eux au moment de leur déportation, cela les renvoyait à leur passé, à leur jeunesse, à leur blessure, leur traumatisme.
“Il me semblait important que les jeunes s’approprient avec leurs ressentis à eux, leurs mots, ces témoignages pour être à leur tour des témoins auprès de leurs enfants.”
Quelle est la rencontre, le témoignage qui vous a le plus bouleversé et pourquoi ?
Ce sont tous des témoignages bouleversants. Chaque histoire est l’histoire d’une femme ou d’un homme dans toute son humanité, sa fragilité, ses peurs et ses doutes, ses forces, sa vie. Chaque histoire est une histoire unique, une histoire de familles intime. Ils se sont livrés, ont raconté leur fratrie, leurs parents. La rencontre avec Victor Perahia était en particulier bouleversante car je suis venue avec mon fils qui avait l’âge de Victor au moment de sa déportation et j’avais l’âge de sa mère déportée avec lui et elle lui a sauvé la vie. Forcément je me suis vue avec mon fils. Nous étions alors comme Victor et sa mère. Cet effet de miroir était bouleversant pour lui, pour moi, pour mon fils Alexandre.
Quelle leçon d’humanité avez-vous appris via la réalisation de ce projet ?
C’est sans doute banal de le dire mais tellement important : l’amour est essentiel. Tous les rescapés, sans exception, ont été aimés par leurs parents. Et se savoir aimé donne une force inouïe dans la vie et notamment l’espérance. René Char disait « Résistance n’est qu’espérance ». Garder l’espoir envers et contre tout. Même dans le pire. Après d’autres facteurs entrent en jeu également comme la chance et la résistance physique mais le moral, le mental, ne jamais lâcher et croire, espérer sans cesse sont des leçons essentielles. Les rescapés nous donnent aussi des leçons de vie car ayant été au-delà de ce que l’humanité peut comprendre, ils continuent de promouvoir des valeurs de fraternité. Et au fond, c’est en s’appuyant sur ces valeurs de fraternité que nous pourrons garder l’espérance d’une humanité plus juste et aimante.