Iris Ferreira : interview
Dimanche 4 juillet 2021, Iris Ferreira a reçu sa semikha (ordination de rabbin) au cours d’une cérémonie à la synagogue parisienne Kehilat Gesher. Après quatre années de médecine, une licence d’hébreu et cinq années d’études rabbiniques à Londres au Leo Baeck College, elle est devenue la première femme rabbin ordonnée en France et un espoir pour l’avenir du judaïsme progressiste français. Interview.
Pourquoi avoir choisi le rabbinat comme vocation ?
Après le baccalauréat, j’avais commencé des études de médecine, qui finalement ne me correspondaient pas. Aussitôt après avoir arrêté ces études, j’ai commencé à apprendre l’hébreu, en autodidacte d’abord, puis à l’université, et en ai aussi profité pour me replonger dans les textes sacrés (je lisais beaucoup la Torah enfant, puis moins pendant mes études – sauf parfois pendant les vacances… et regrettais de ne pas connaître l’hébreu pour mieux saisir les nuances du texte qui ne pouvaient pas être rendues par la traduction.) C’est aussi à cette époque que je me suis rapprochée de la communauté juive. J’ai réalisé que l’étude des textes était la seule discipline dont je ne me lassais pas, j’appréciais aussi beaucoup la liturgie, la prière, la vie en communauté…, je voulais donc faire un métier qui me permette de rester à la fois dans les textes et près des gens et de contribuer à la vie juive, au soutien et au développement des communautés. Le rabbinat s’est en quelque sorte imposé de lui-même, lorsque j’ai découvert grâce à une conférence Delphine Horvilleur qu’il était possible, pour une femme, d’exercer cette fonction.
Que retenez-vous de votre formation au Leo Baeck College ?
Tout d’abord, j’ai énormément progressé dans l’étude des textes au cours de ces études, j’ai découvert de très nombreux textes de différentes natures et aussi différentes manières de les approcher; j’ai aussi pu tisser des liens avec différentes communautés en Angleterre et dans les pays francophones, une expérience qui a été très enrichissante. J’ai aussi beaucoup appris sur le plan humain auprès de mes camarades et de mes professeurs, ainsi que des personnes que j’ai pu rencontrer dans les diverses communautés où j’ai officié ou donné des sessions d’étude.
Qu’est-ce que cela vous évoque d’être la première femme rabbin ordonnée en France ?
Cela me donne l’impression que la vie juive en France amorce un tournant, dans la mesure où je sais que d’autres femmes sont actuellement en formation rabbinique et devraient être ordonnées en France dans les années qui viennent. Pour le moment, nous ne sommes encore que cinq femmes rabbin en France, mais ce nombre pourrait facilement doubler dans les prochaines années. En outre, je pense que ce changement s’accompagnera aussi du renforcement d’autres courants du judaïsme en France, comme la modern orthodoxie qui pourrait connaître un certain essor autour de Myriam et Emile Ackermann, qui devraient être tous deux prochainement ordonnés.
Pensez-vous que le judaïsme progressiste puisse prendre autant d’importance en France que dans les pays anglo-saxons ?
En théorie, cela me semble tout à fait possible: de nombreux juifs français pourraient se retrouver dans les courants progressistes du judaïsme et s’y épanouir. Cela devra passer bien sûr par des efforts pour développer la communauté, répondre à ses interrogations, à ses besoins, développer de nouvelles initiatives. Il est fort possible que, du fait des spécificités de la culture française, et de l’histoire du judaïsme progressiste en France, le judaïsme progressiste « ici » s’exprime d’une façon différente que dans d’autres pays. D’une manière générale, je pense que dans chaque pays, le judaïsme progressiste garde une certaine spécificité dans son expression (en fonction de la culture du pays, de la composition de la communauté, de l’histoire des mouvements progressistes dans chaque pays), même si ces différents pays s’influencent aussi mutuellement. Par exemple, au Royaume-Uni, au sein des courants les plus libéraux du judaïsme, il existe d’une part le mouvement « Liberal Judaism » et d’autre part le mouvement « Reform Judaism », une division qui n’existe pas en France. Le fait que le mouvement Reform Judaism ait été en grande partie fondé par des membres de la communauté Spanish and Portuguese explique aussi quelques spécificités liturgiques de ce mouvement (par exemple, la version du Baroukh sheamar du siddour du mouvement Reform Judaism est plus longue que celle des siddourim progressistes francophones, et correspond à la version longue du Baroukh sheamar qui est utilisée par la communauté Spanish and Portuguese.
Toutefois, il est difficile d’estimer dans quelle proportion le judaïsme progressiste se développera, et quelle forme il prendra : tout dépendra des évolutions de la société en France, des personnes qui rejoindront à l’avenir les mouvements progressistes et des influences qu’ils y apporteront.
Pourquoi avez-vous choisi d’intégrer la synagogue libérale de Strasbourg ?
La synagogue libérale de Strasbourg n’avait pas de rabbin, et moi-même avais beaucoup apprécié mes visites dans la communauté à Strasbourg, pour des offices de shabbat et un seder de Pessah. C’est donc avec plaisir que j’ai proposé ma candidature pour devenir rabbin dans la communauté à Strasbourg: nos échanges se sont très bien déroulés.
Vous êtes la cinquième femme rabbin en exercice en France, que vous ont inspiré vos prédécesseuses (Pauline Bebe, Delphine Horvilleur, Floriane Chinsky et Daniela Touati) ?
Toutes les quatre ont une personnalité différente, des façons de s’exprimer différentes, qui m’apparaissent complémentaires les unes des autres. Leur exemple montre aussi qu’il n’y a pas une seule façon d’œuvrer pour la communauté et de répandre la connaissance, mais que chaque personne le fait d’une manière qui lui est propre et qui vient enrichir et compléter celle des autres.
Par exemple: C’est par le rabbin Delphine Horvilleur que j’ai découvert le judaïsme libéral, grâce à sa présence dans les médias, à ses écrits qui allient une profonde réflexion sur les textes, à une parfaite maîtrise du langage pour exprimer ses idées, et aussi à sa grande aisance lors des prises de parole.
Le rabbin Pauline Bebe œuvre tout autant pour développer la communauté, d’une façon différente: par exemple, en initiant la création de l’Ecole Rabbinique de Paris, ou des initiatives comme la formation Emouna Sciences-Po.
Le rabbin Floriane Chinsky est présente sur Youtube où elle diffuse des ressources très utiles, notamment pour apprendre ou réviser certaines parties de la liturgie, ce qui contribue aussi à la diffusion du savoir au sein de la communauté.
Le rabbin Daniela Touati s’exprime notamment sur son blog, où elle publie en particulier des drashot sur la parasha de la semaine ou sur les fêtes.
Toutes ont donc leurs propres modes d’expression, agissent de façon différente au sein de la communauté selon leur personnalité, selon les thématiques et les projets qui leur tiennent le plus à cœur. C’est une diversité que je trouve très précieuse et qui peut inspirer de nombreuses autres personnes.
Êtes-vous une rabbin féministe ?
Il peut y avoir plusieurs façons de percevoir et de comprendre le féminisme, et aussi plusieurs courants au sein du féminisme, alors je vais tâcher de clarifier la façon dont je suis féministe: je souhaite favoriser la non-discrimination entre les personnes, quel que soit leur genre (homme, femme, non-binaire…). Selon moi, chacun devrait avoir accès aux mêmes droits, avoir la possibilité de développer son potentiel et de suivre sa voie, sans être l’objet de discriminations du fait de son identité de genre. Pour moi, qu’une personne corresponde aux représentations traditionnelles liées à son genre ou non ne devrait pas non plus être une source de discriminations/critiques/jugements.
Quels sont vos projets à venir, vos perspectives pour renforcer le judaïsme progressiste en France ?
Personnellement, je pense important de mettre l’accent sur la connaissance et la réflexion autour des textes du judaïsme, de toutes natures – et aussi sur l’histoire et les cultures juives. Je souhaite continuer à apprendre, à réfléchir, à découvrir de nouvelles choses et à transmettre et échanger autour de ces connaissances. Pour que la communauté se développe, il me semble indispensable que ses membres puissent apprendre et comprendre les textes, les rituels, l’histoire du judaïsme… afin d’être réellement impliqués dans la vie juive, d’y contribuer, de transmettre à leur tour et de bâtir de nouvelles choses, et de développer une indépendance de pensée et de réflexion face aux textes.
Je souhaiterais aussi favoriser l’inclusivité et le dialogue, ce qui me paraît essentiel pour que tous puissent se sentir accueillis et en confiance au sein de la communauté. Chacun devrait pouvoir trouver sa place dans la communauté et s’y sentir respecté, quel que soit son niveau de pratique et de connaissances. Par ailleurs, il me semble indispensable d’être à l’écoute des personnes afin de mieux comprendre leurs besoins, leurs attentes, ce qui est important pour eux/elles dans la vie juive et communautaire.