Interview : Audrey Sabbagh

30 mars 2023

Avant de la rencontrer le Dimanche 16 Avril lors du premier atelier-débat du laboratoire d’idées La Manne, découvrez l’interview d’Audrey Sabbagh, Maîtresse de conférences à l’Université Paris Cité, enseignante en génétique des populations et épidémiologie.

Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir enseignant-chercheur en génétique des populations?

J’ai toujours été fascinée par l’extraordinaire diversité des populations humaines, aussi bien sur le plan biologique que culturel, mais également par tout ce qui nous relie, au-delà de ces différences. La génétique des populations offre la possibilité de retracer l’histoire des populations humaines à partir de données génétiques, de mieux comprendre nos origines et d’explorer la manière dont environnements et cultures ont façonné notre espèce tout au long de son évolution.

Elle a grandement contribué ces dernières décennies à porter un nouvel éclairage sur les liens qui nous unissent les uns aux autres et à battre en brèche le concept de races humaines, trop longtemps utilisé pour justifier oppressions et génocides, en montrant qu’il ne reposait sur aucune réalité biologique. Au-delà de mes travaux de recherche, j’aime transmettre les enseignements de la génétique des populations qui constituent une véritable leçon d’humilité et de tolérance et qui trouvent un large écho dans la Torah : nous sommes tous uniques, proches parents (dans le sens où nous partageons une même généalogie avec des ancêtres communs récents) et notre diversité constitue l’une de nos plus belles richesses.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’écologie et aux problèmes environnementaux ?

Dans le cadre de mes recherches, j’ai travaillé pendant plusieurs années dans le nord du Bénin et j’ai été confrontée de manière très directe et concrète aux impacts déjà dramatiques du dérèglement climatique sur les écosystèmes et les populations vivant dans cette région. C’est une chose de savoir ce qu’il se passe en lisant des livres, des articles ou en écoutant des conférences sur le sujet ; ç’en est une autre d’être confrontée à la réalité et à l’ampleur des changements en cours, et de ressentir dans sa chair le désespoir des agriculteurs et éleveurs de cette zone sub-sahélienne qui ne conçoivent plus de survie possible dans un environnement devenu désormais trop hostile pour accueillir la vie humaine. J’ai ressenti le besoin au retour en France de m’engager pour contribuer à changer la trajectoire actuelle qui menace l’habitabilité de notre planète. J’en suis venue notamment à m’intéresser à la question de l’impact environnemental des activités de recherche.

Les recherches scientifiques, ont-elles un impact environnemental positif ?

C’est une question qui suscite actuellement de grands débats au sein de la communauté scientifique. Les travaux évaluant les impacts environnementaux de la recherche académique, à l’échelle de laboratoires, d’universités ou d’instituts, se sont multipliés ces dernières années. Ils indiquent clairement que l’empreinte carbone de la science est loin d’être négligeable, entre les missions de terrain, les réunions et conférences, les bâtiments, les achats, le numérique ou encore l’utilisation de grands instruments ou infrastructures de recherche, et qu’elle se répartit inégalement entre disciplines, professions et statuts. Cet impact négatif doit cependant être mis en balance avec ce que la recherche peut par ailleurs apporter de positif, à l’environnement lui-même ou à d’autres valeurs importantes pour nos sociétés.

Que cet impact soit positif ou négatif, il existe un large consensus sur la nécessité que la recherche, comme tout autre secteur d’activité, participe à l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit évidemment de limiter l’impact carbone des pratiques de la recherche au quotidien, par exemple en limitant les déplacements en avion, l’utilisation de certaines ressources et de consommables, le nombre de missions de terrain et de calculs numériques. Mais les acteurs de la recherche sont également appelés à s’interroger sur les impacts potentiels sur l’environnement de leurs propres travaux et à identifier comment ils peuvent mieux contribuer, par les savoirs qu’ils produisent, aux transitions écologique et sociale.

Nous sommes ainsi de plus en plus nombreux à bousculer nos habitudes de travail, à réorienter nos problématiques de recherche, à réinventer les modes de production et de diffusion des savoirs académiques, à imaginer ce que pourrait être la recherche scientifique de demain dans un monde plus sobre et plus respectueux de l’environnement. Ce mouvement, d’une ampleur inédite à l’échelle internationale, vise à faire la démonstration qu’une transition est possible. Et que la recherche peut s’appliquer à elle-même, collectivement, les transformations souhaitables pour la société.

Et qu’en est-il de l’impact environnemental du Judaïsme ?

Il est très difficile de répondre à cette question car il y a autant de modes de vie et de pratiques du judaïsme que de juifs. Personnellement, quand je lis les textes de notre tradition, je me sens invitée à adopter un mode de vie simple et frugal, respectueux des milieux naturels et des êtres vivants. Les textes bibliques et talmudiques regorgent d’enseignements qui appellent au respect de la nature et à la préservation de l’environnement et qui mettent en garde contre une surconsommation du monde. Le monde de la Bible hébraïque est un monde de sobriété avec des femmes et des hommes vivant au gré des récoltes, des pluies et de la rosée, en rapport direct et constant avec la terre et le monde animal. Les principales fêtes juives sont d’ailleurs souvent marquées d’un fort caractère agricole et écologique. Si Souccot et Tou Bichevat sont le plus souvent citées comme les fêtes les plus directement liées à la nature, Chabbat représente pour moi l’essence de la pensée écologique, l’exemple le plus parfait de « sobriété heureuse », si chère à Pierre Rabhi. Instaurer une limite à son action et à son pouvoir de transformation du monde, s’arrêter pour privilégier l’être à l’avoir, et le faire de façon volontaire et joyeuse. Voici un levier puissant et enthousiasmant pour inventer une façon plus juste d’habiter la planète.

La crise écologique nous place devant nos responsabilités.

“Choisis la vie et tu vivras alors, toi et ta postérité. ”

Deutéronome 30 : 19

 

Ces paroles de Moïse à son peuple juste avant l’entrée en pays de Canaan nous rappellent combien nos choix d’aujourd’hui conditionnent le monde de demain. Il appartient à chacun d’entre nous de faire le choix de la vie et de vivre notre judaïsme de façon à maintenir des conditions de vie hospitalières pour les êtres humains et tous les vivants.

Comment la spiritualité peut-elle nous aider à mieux appréhender la crise environnementale que nous traversons ?

Toutes les grandes traditions spirituelles nous invitent à développer un rapport plus profond au monde qui nous entoure, plus humble et respectueux des êtres qui l’habitent, et à cultiver une forme de détachement et de partage des biens matériels. Elles peuvent nous aider à sortir de la représentation matérialiste et désenchantée de la nature comme simple stock de ressources au service de logiques prédatrices et utilitaristes. Cette conversion de notre rapport au réel peut contribuer à nous faire apprécier à nouveau la gratuité de tout ce qui nous est offert, sans volonté d’accaparement, et à inventer de nouvelles formes de vie quotidienne, plus frugales et solidaires, en accord avec les exigences de la transition écologique.

On parle de plus en plus d’éco-anxiété, une angoisse liée à un sentiment d’impuissance face aux menaces environnementales qui toucherait de plus en plus de personnes, surtout chez les jeunes. La vie spirituelle peut aussi nous aider à ne pas sombrer dans le désespoir, le découragement et le fatalisme face à l’ampleur du désastre écologique et des transformations à opérer pour changer de trajectoire. Il nous faut être « lucides mais jamais désespérés », comme nous y invite le Grand Rabbin de France dans son Réinventer les aurores. Car c’est quand il n’y a plus rien à espérer que l’espérance commence.

 

Cette interview vous intéresse et vous souhaitez approfondir vos connaissance sur l’écologie, le judaïsme et la biodiversité ? Rejoignez le laboratoire d’idée La Manne le Dimanche 16 avril à 19h dans un espace de coworking du 3ème arrondissement de paris.
Pour ce premier atelier-débat, Audrey Sabbagh répondra à l’ancestrale question biblique : « suis-je le gardien de mon frère ? »

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