Lettre à Alexandre Adler
Lettre à Alexandre Adler, journaliste et historien, qui vient de s’éteindre à l’âge de 72 ans.
Cher Alexandre,
Je ne peux pas croire que tu aies disparu. Peut-être est-ce un canular très normalien que tu nous joues là, à l’image de ton humour espiègle et dévastateur qui faisait de toi un éternel jeune homme. Oui éternel. Je ne puis imaginer que vont s’interrompre nos discussions au Pain Quotidien de la rue des Archives qui commençaient toujours avec un heure de retard – c’est vrai, ta ponctualité du matin était aussi minime que ton appétit pour le petit déjeuner était grand. Après m’être fait surprendre, j’avais appris à garder totalement libre jusqu’à l’après déjeuner mon emploi du temps. Cela nous donnait des heures, ton moteur d’avion se mettait à chauffer puis quand l’altitude était atteinte, la croisière dans le ciel débutait. Tu passais alors en revue tous les événements du globe, les décryptais, les interprétais, avec la longue vue de l’histoire universelle. Car tu savais tout, oui tout, depuis les dernières manigances des services secrets pakistanais, les mouvements du personnel politique en Arabie Saoudite, ou encore les luttes de pouvoir en Russie et leur impact sur la psychologie du président russe.
Cette immense érudition, tu ne la gardais pas pour toi mais tu la faisais partager avec une remarquable modestie, sans jamais aucun surplomb, mais pour nous permettre de réfléchir au présent et de deviner le futur. Tu t’intéressais à tout et à tous, toi le Gargantua de l’esprit, le vivant essentiel, tant et si bien que tu étais insoucieux de toi, comme s’il le fallait pour être attentif à tous. Car tu étais un homme de cœur, au cœur énorme, à l’immense bonté, qui répondait toujours présent pour aider, accompagner, être utile à quiconque.
Tu étais un grand Français, un grand européen, un grand occidental, mais plus encore, un grand du monde. Tu analysais la politique et les relations internationales avec une profondeur peu commune. Tu connaissais les responsables politiques de nombreux pays, et savais par cœur leur histoire, leurs liaisons, leurs penchants, les raisons des décisions qu’ils prenaient. Tu rendais transparente l’actualité pour que nous n’en restions pas à l’écume des choses.
Mais tu étais aussi un grand Juif, la moitié de nos matinées était consacrée au judaïsme et au peuple juif que tu avais nommé dans l’un de tes nombreux livres si lumineusement le « peuple-monde ». Passionné par l’unité du peuple juif, tu étais un travailleur infatigable du rapprochement de ses courants ; tu souhaitais que la tolérance, le respect, l’amitié prévalent entre tous ; et d’ailleurs, bien que tous te sachent administrateur de l’Ulif-Copernic, tu étais reçu partout et dialoguais avec tous. Tu étais profondément un homme de paix ; tu avais trop médité sur l’histoire pour savoir que la haine n’était jamais bonne. Ainsi, avocat inlassable d’Israël, tu t’étais engagé depuis des années dans la construction de liens avec les pays arabes du Moyen-Orient.
Je vais continuer à vivre dans ma mémoire avec nos discussions ; je te promets que j’essaierai d’en prolonger tes intuitions, de faire vivre tes recommandations, de construire, comme tu le souhaitais tant, un futur rayonnant pour les Français juifs, pour les Juifs en France. Quels qu’ils soient.
Oui je poursuivrai. Mais mon chagrin est grand. Je sais bien que tu me demandes de ne pas trop m’y attarder. Mais ce vide d’une amitié si proche est oppressant, tu le sais bien, nous en avions beaucoup parlé. Permets-moi d’adresser à Blandine, ton épouse, à Lamiel et à toute ta famille mes condoléances si attristées et toute ma chaleureuse affection.
Au revoir mon ami et à bientôt au Pain Quotidien, à l’heure s’il te plaît.
Jean-François Bensahel
Co-Président de JEM