Moi, Philip Roth, Talmudiste

17 novembre 2023

Carte blanche à Steven Sampson, dimanche 26 novembre à partir de 18h au centre Beaugrenelle.

Steven Sampson, critique littéraire et conférencier, est un spécialiste reconnu du roman anglophone contemporain et en particulier du romancier américain Philip Roth. Il nous proposera une re-lecture de l’œuvre de ce prodigieux auteur sous l’égide double de Freud et du Talmud.

Toute l’œuvre de Roth est en effet parcourue de deux obsessions, sa sexualité et sa judéité. Il voit dans le corps, un corpus littéraire dont les interprétations sans cesse recommencées sont à rapprocher d’une lecture talmudique. C’est cette approche originale qui sera au cœur de cette conférence.

Nickie Caro, normalienne, agrégée de Lettres, animera cette passionnante et intrigante conférence que deux comédiens, André Antébi et Mathieu Delarive, illustreront de quelques pages de Roth.

Philip Roth, écrivain juif ? Quelques repères sur sa vie et son œuvre

Auteur d’une œuvre essentiellement autobiographique, dans laquelle il règle ses comptes avec « les femmes, les rabbins, les hommes politiques, les psychanalystes et les critiques littéraires », Philip Roth a été plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature sans jamais le recevoir, même si son œuvre, autant controversée qu’admirée, a été largement reconnue de son vivant, aux États-Unis comme dans le reste du monde, par de très nombreuses et prestigieuses distinctions. Philip Roth nait et grandit à Newark dont il fera un personnage à part entière de son œuvre en y situant la plupart de ses 30 romans. En 1933, Newark, c’est une succession de petits villages, chacune regroupant une communauté, les Slaves, les Italiens, les Irlandais – les seuls à parler anglais à leur arrivée – et quatre bourgades encore plus petites où vivent Juifs, Noirs, Grecs et Chinois, très minoritaires. « En gros, observe Roth, c’était comme si on vivait dans une Europe miniature, une Europe qui bouillonnait à petit feu, sans les Français et les Espagnols. »

Newark, Newark, Newark…

Ses quatre grands-parents ont émigré aux ÉtatsUnis à la fin du 19ème siècle, les uns originaires de Russie, les autres de l’Empire austro-hongrois.

Tous s’exprimaient dans un yiddish que leurs petits-enfants ne parlaient pas. Ses parents, nés dans le New Jersey, souhaitent que leurs enfants soient totalement intégrés : « Pas de barbes, pas de kippas, tout le monde parlait anglais, dans la rue comme à la maison : nous étions totalement américanisés, mais quand même conscients que nous étions juifs. »

Le petit Philip entretient un rapport quasi obsessionnel à sa Yiddishe mame « Elle était si profondément ancrée dans ma conscience que, durant ma première année d’école, je crois bien m’être imaginé que chacun de mes professeurs était ma mère déguisée. »

Dans Portnoy et son complexe, il ironise sur l’archétype de la mère juive, une mère stressée, excessive, oppressante, omniprésente, au point de vouloir tout savoir, y compris de sa sexualité. Tout en raillant ces traits caricaturaux, Roth avance une explication : certains comportements communs à ces mères, comme leur prudence exagérée, ne seraient-ils pas un héritage inconscient de la Shoah ? Quant à son père, il s’amuse de sa faculté à raconter toujours les mêmes histoires « Son répertoire n’a jamais été bien vaste : famille, famille, famille ; Newark, Newark, Newark ; juif, juif, juif ». Puis il ajoute : « A peu près comme le mien »… (Les Faits, 1988). Il dira plus tard : « Il m’est quasiment impossible de ne pas l’inclure dans un livre que j’écris. […] Je dois fermer toutes les portes à double tour et les bloquer avec des meubles pour l’empêcher d’entrer. »

L’enfant terrible » du roman juif-américain

Après ses études, Roth s’installe à New York et se consacre à l’écriture. En 1959 paraît un recueil de nouvelles Goodbye Colombus dans lequel il démonte la société américaine et ses rapports plus qu’ambigus avec le monde juif, provoquant une polémique, la communauté juive américaine l’accuse d’être un « mauvais juif, antisémite ». Le jeune auteur de 26 ans y aborde déjà tous les thèmes qui vont parcourir son œuvre : religion, racisme, communautarisme, sexe, réussite sociale. Et surtout interrogation sur l’identité. La déchéance physique et la maladie obsèderont ses derniers ouvrages.

Dix ans et 3 romans plus tard, Roth aggrave son cas. Portnoy et son complexe est à la fois un succès international et un scandale littéraire. Alex Portnoy, jeune juif new-yorkais en rupture avec sa famille de

Newark, traumatisé par une mère à l’amour étouffant,excédé d’entendre que tout ce qui est juif est magnifique et ce qui est non-juif suspect, monologue sur le divan de son psychanalyste. Les obsessions sexuelles d’Alex choquent les « bien-pensants ».

Roth est, absurdement, accusé de véhiculer avec ce personnage les pires clichés antisémites. Les Australiens iront jusqu’à censurer l’œuvre. Toutes ces controverses au sein de la communauté juive lui valent d’être considéré comme « l’enfant terrible » du roman juif-américain jusqu’aux années 1990. C’est avec Pastorale américaine, premier roman d’une série de quatre (J’ai épousé un communiste, La Tache et Le Complot contre l’Amérique), que Roth devient un auteur de best-sellers en France. La Tache, Prix Médicis étranger, est vendu à 300000 exemplaires en France contre 50000 aux États-Unis, ce qui a fait dire à Philip Roth, bien avant son entrée dans la Pléiade (en 2017, puis en 2022) : « En France, je suis sanctifié ». Parcourant 50 ans de l’histoire américaine, de l’avant-guerre aux années 80, au sein de la communauté juive de Newark, cette quadrilogie, se jouant de la chronologie, part du mouvement de la contre-culture des années 60 en lutte contre la guerre du Vietnam, revient sur la guerre froide et  dénonce le maccarthysme des années 50, passe par le politiquement correct des années 70/80, et se projette dans d’hypothétiques années 40, qui décrit la terreur d’une famille juive face à un fascisme et antisémitisme d’État qui gagnent les États-Unis.

Roth, écrivain juif ?

D’entretien en entretien, Roth se proclame Américain, refusant d’être étiqueté « auteur juif » tout en reconnaissant que la question des Juifs, singulièrement des Juifs nés comme lui aux ÉtatsUnis, qui n’ont pas vécu la Shoah, est au cœur de son œuvre.

Au milieu des années 1980, alors qu’il est interrogé dans la Paris Review sur l’écriture juive, Philip Roth tente une réponse. Selon lui, ce qui fait un livre juif, ce n’est pas le sujet, mais le fait qu’il n’arrête pas d’en parler. Il y a quelque chose dans le style nerveux, bavard, excité, indigné, obsédé, qui définirait peut-être l’écriture juive. Pour autant, Roth insiste sur son refus de porter une telle étiquette : « L’étiquette “écrivain juif américain” ne signifie rien pour moi. […] Si je ne suis pas américain, je ne suis rien ». Il persiste, en 2002, écrivant « Je ne me suis jamais considéré, ne serait-ce que le temps d’une seule phrase, comme un écrivain juif américain, ou américain juif. » Fasciné par les mystères de l’identité, Roth brouille les pistes entre fiction et réalité. Pour parler de « son » Amérique, il met en scène des alter ego, s’invente des doubles, à travers lesquels il peut s’exhiber et se dissimuler à la fois : l’écrivain Nathan Zuckerman, le spécialiste de Kafka David Kepesh, le jeune romancier plein d’avenir Peter Tarnopol, jusqu’à un double encore plus vertigineux puisqu’il s’appelle… Philip Roth. Tous sont des hommes juifs ayant grandi dans l’Amérique des années 1930-1940, comme lui.

Obsédé par les ravages de l’âge, la maladie, la mort

Si ses premiers livres sont caustiques et provoquants, les derniers, beaucoup plus sombres, mélancoliques et grinçants, tournent autour de la maladie, de la déchéance physique, de la disparition du désir et de la mort comme en témoigne Le Rabaissement, paru en 2009. Son ultime roman, Némésis (2012), s’interroge sur le mystère du mal qui frappe au hasard. Roth décide alors de se retirer de l’écriture « Si j’écris un nouveau livre, il sera probablement raté. Qui a besoin de lire un livre médiocre ? ». Il s’éteint six ans plus tard. Dans Zuckerman délivré (1981), son protagoniste cite une lettre de Kafka à son ami Oskar Pollak : « Il me semble qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? » À la lumière de cette exigence, tout semble bon à lire chez ce géant de la littérature américaine ! Le lecteur est happé, soulevé, entraîné, emporté par une énergie verbale prodigieuse.