Chavouot 5785 : Edito rabbinique

« L’homme moderne, disait Hannah Arendt, a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers … Toutes les lois simples lui étant données suscitant son ressentiment, il proclame ouvertement que tout est permis et croit secrètement que tout est possible. »
La Fête de Chavouot, dont le surnom dans la tradition est « Zman Matan Toraténou », la « Fête du Don de notre Torah », nous pose précisément la question de savoir si nous autres modernes, gavés et fatigués de notre propre autonomie, sommes capables de considérer que certaines choses peuvent nous être données. Si nous savons encore accepter quelque chose dont nous ne serions pas l’auteur. Accepter que le sens du monde ne découle pas directement de notre égo, et des réponses que nous fournissons nous-mêmes à nos propres questions.
Chavouot, il est vrai, est cette Fête qui semble à dessein brouiller les pistes d’explication bien ancrées, trop simples, quant aux raisons mêmes de son existence. Tout d’abord, même si nous savons aujourd’hui qu’elle a lieu le 6 sivan, pendant longtemps elle n’a eu aucune date fixe, réservée dans le calendrier, mais s’est vue simplement définie par sa place relative par rapport à Pessah — 50 jours après. Jusqu’au au 4ème siècle, elle pouvait ainsi tomber le 5, 6 ou 7 sivan. C’est aussi la seule Fête qui n’est liée à aucun événement historique. Pessah célèbre la sortie d’Egypte, Sukkot les quarante ans d’errance dans le désert, mais concernant Chavouot, aucun lien avec le don de la Torah n’apparaît dans la Bible, il nous faut lire le Talmud pour le découvrir (T. B., Pessahim 68b). Enfin, s’il s’agit bien du don d’une loi à Chavouot, celle-ci ne ressemble à aucune autre. « Le peuple juif ? Trop d’histoire, pas assez de géographie ! » s’exclamait l’historien des idées Isaiah Berlin.
Les peuples, en général, formalisent leur loi en la développant pendant des siècles à partir de la « coutume », les habitudes pratiques, séculaires, d’un peuple ancré sur un territoire donné. Or à peine sept semaines après avoir quitté l’Egypte, les Bneï Israël reçoivent la Loi. La Loi juive, ainsi, n’est le développement d’aucun habitus, elle n’a pas été donnée à Sion, mais au Mont Sinaï, en plein désert. Elle ne formalise aucune pratique ancestrale ou quotidienne d’un peuple solidement ancré dans son autochtonie, mais s’adresse directement à l’âme juive, en exprimant de manière abrupte, absolue, le désir, l’exigence de Dieu envers Israël… Cette loi non autochtone, non coutumière et non territoriale a forgé, on le sait, un atout essentiel, distinctif, et appelé à devenir précieux dans l’histoire brisée du peuple juif : même privé de territoire, la Loi restait l’héritage du peuple juif… Chavouot, ainsi, en dehors de son côté assurément agricole, n’offre ni les ressources ni la facilité d’une compréhension territoriale, sociologique ou historique, susceptible d’offrir ainsi une commémoration « prête à l’emploi ». Sans ces supports de l’expérience, Chavouot, oui, s’adresse directement à l’identité juive, à l’âme juive.
Le midrash Exode Rabbah (E. R. 19 :9) exprime puissamment cette idée : « Lorsque Dieu donna la Torah, aucun oiseau ne chanta, aucun bœuf ne mugit, aucun ange ne vola, les Séraphins cessèrent de chanter « Saint, Saint, Saint », la mer était calme, aucun créature ne parla ; le monde était silencieux et tranquille, et la voix de Dieu dit : « Je suis l’Eternel ton Dieu, etc… ». Ce joli texte est une manière de déclarer qu’à la différence de toutes les autres lois, cette « Torah min ha-shamayim » (une « loi de l’au-delà des cieux ») est en rupture avec tout ce qui est régi par la nature. Si elle s’adresse directement à l’âme juive, sans aucune médiation de l’expérience ou de l’histoire, c’est parce qu’elle suppose une liberté, fonde une responsabilité, et exige un engagement spirituel, c’est-à-dire un comportement qui va au-delà des affects humains ordinaires (peur, soumission à l’autorité, stratégie, etc…).
Le judaïsme, ainsi, n’est pas une théorie du monde mais oriente résolument sa recherche sur le sens, animé par une question : qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Réponse forte : ce qui maximalise notre dignité humaine, c’est la rencontre avec Dieu. La compréhension du judaïsme, son apport à l’humanité fut de saisir que celle-ci n’était pas de l’ordre du processus ni de la technique, mais d’un événement. Un événement personnel, risqué, du même ordre que la rencontre de deux « personnes », où le seul lien possible entre des entités aussi asymétriques était le langage. De fait, il s’agit bien, avec le Matan Torah, du don d’un texte, et ce don devient acceptable parce qu’il se produit dans le domaine du langage, acceptable parce que nous avons aussi reçu le langage.
Ici, peut-être, se trouve le petit bout de puzzle qui nous manquait pour répondre à notre question initiale : comment accepter, nous modernes, l’idée d’un don ? La révélation, ici, nous invite à inverser la perspective… Tant que nous ne concevons pas ce face-à-face comme un don, le langage de la rencontre ne peut se déployer, ni la moindre « réception » d’un sens. Ce que nous dit Chavouot, en fait, c’est que le don n’est pas la conséquence d’un événement historique ; c’est une condition de pensée, une disposition d’esprit à laquelle il nous faut consentir librement (sans le support d’une « raison » à trouver dans l’histoire), pour que le texte soit alors vécu comme une rencontre, et que son sens commence à fleurir pour nous…
Bonne rencontre… ‘Hag same’ah !