« Virtual Havruta » par Antoine Leboyer

11 février 2025

Après Bletchley Park et Séoul, c’est Paris qui accueille ce début de semaine le « Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA) ». A cette occasion, nous souhaitions vous faire découvrir « Virtual Havruta », un programme alimenté par 1,5 millions de mots provenant de trois textes juifs : la Torah, la Michna et le Tanakh. Rencontre avec son créateur Antoine Leboyer.

Ingénieur diplômé de Supélec et titulaire d’un MBA de Harvard, Antoine Leboyer a dirigé le groupe de logiciels GSX pendant 12 ans. Ancien administrateur de la synagogue libérale de Genève, il est aujourd’hui directeur général du Venture Lab for Software and Artificial Intelligence de l’Université technique de Munich, qui soutient plus d’une centaine de startups créées par des étudiants à leur sortie de l’université. Depuis quelques années, il développe le programme « Virtual Havruta ». Un programme pilote a été lancé en novembre 2023, alimenté par 1,5 millions de mots provenant de trois textes juifs : la Torah, la Michna et le Tanakh. Il a été étendu par les 40 millions de mots de la bibliothèque de Sefaria en décembre. Depuis, plusieurs centaines d’utilisateurs de 10 pays posent chaque jour toutes sortes de questions sur les textes et les traditions juives. Antoine Leboyer vit aujourd’hui à Munich et raconte aux lecteurs de Chema la belle aventure humaine de Virtual Havruta.

Quel a été votre parcours ?

Mes synagogues à Paris étaient Copernic et Beaugrenelle, je me sens donc à la maison chez JEM ! Ensuite j’ai vécu à Genève et ai été pendant 7 ans au comité du GIL. Et je vis depuis deux mois en Allemagne, où je viens de rejoindre le leadership council de la World Union for Progressive Judaism. Je viens d’une famille juive ashkénaze. Moses Mendelssohn, la grande figure juive-allemande qui a traduit la Bible, est un cousin de cinquième génération par son épouse. J’ai toujours apprécié l’étude. C’est d’une très grande richesse. C’est une grande joie aussi que cette possibilité d’étudier. J’ai été entrepreneur pendant 13 ans, et j’ai vendu mon entreprise de logiciels, il y a quatre ans. Je voulais faire quelque chose au service de la transmission. Je me suis donc investi à l’Université technique de Munich dans des programmes de soutien aux startups spécialisées en software et en IA.

Justement, quand avez-vous commencé à travailler sur l’IA ?

C’est difficile de ne pas tomber dans l’IA ces temps-ici, car c’est elle qui est tombée sur nous. Les dernières fonctionnalités développées par ma boîte avant de la vendre concernaient déjà le machine learning. Quand on est dans le domaine de l’informatique, les hard skills ont une durée limitée. Il faut toujours rester au courant sans forcément être spécialiste. Il faut se rappeler qu’entre le moment où Steve Jobs annonce l’iPhone en 2007 et le moment où les appareils arrivent et que les apps se développent, il peut se passer plusieurs années. Pour ChatGPT, c’est beaucoup plus immédiat. Dès octobre 2022, tout le monde a pu l’utiliser. Trois éléments ont permis d’accélérer la puissance et l’usage de l’IA pour instaurer la technologie qu’on appelle LLM : la disponibilité de données en quantité spectaculaire, l’utilisation d’architectures physiques auparavant appliquées au graphisme comme NVIDIA, et des modèles statistiques très innovants qui permettent de traiter l’information de manière complexe.

Et quelles ont été les rencontres décisives pour lancer votre IA dédiée à l’étude juive ?

Sam Altman, le fondateur d’OpenAI, a fait un tour du monde en juillet 2023 qui est passé par Munich, et j’ai pu le rencontrer. Même si OpenAI pensait à ce moment-là suivre la voie qui est demeurée la sienne, celle d’étendre au maximum les modèles généralistes, Virtual Havruta est basée sur une volonté d’IA spécialisée. Il a été très intéressé par mon projet. Nous avons commencé une correspondance qui m’a conforté dans mon intuition. Et puis, j’ai écrit à l’équipe de Sefaria, qui est la plus grande base de données sur la littérature juive. Le site a un million d’utilisateurs, dix ans d’existence, est complètement open source, sans but lucratif et réunit toutes les communautés du judaïsme. Faire la connaissance de son CTO, Lev Israël, a été une vraie rencontre, parce que Sefaria est une vraie boîte de tech. Quand on se plonge dans ses API, il est facile de scraper ses données mises à disposition de tous. Enfin, au même moment, à l’Université d’Applied AI de Munich, j’ai rencontré le Dr Paul Yu Chun Chang, catholique, d’origine taïwanaise, qui travaillait sur une technologie appelée RAG. Elle permet de trier les données LLM en rajoutant des étiquettes aux éléments, permettant ainsi de sélectionner les plus pertinentes en fonction des questions posées. Les équipes d’Applied AI cherchaient un projet test pour essayer leur technologie, et elles l’ont fait avec nous par pure générosité. Une belle preuve que les miracles existent ! Et c’est comme cela qu’on a pu développer Virtual Havruta.

Et comment fonctionne Virtual Havruta aujourd’hui ?

Depuis un peu plus d’un an, la version pilote de la plateforme est en ligne, avec la ferme volonté de pouvoir y faire vivre ce qui nous amène à la synagogue : qu’elle nous nourrisse en nous laissant un espace de réflexion. Un rabbin donne en général plusieurs réponses à une même question, et c’est ce que fait Virtual Havruta aujourd’hui sur l’application Slack. La technologie du RAG permet de bien vérifier qu’il y a des liens forts entre les réponses apportées et la question : il s’agit de choisir les réponses sans submerger les utilisateurs, mais aussi d’éviter à l’IA d’halluciner ou d’inventer des réponses comme le font des chatbots ChatGPT ou Claude. Surtout, vous verrez que lorsque l’application ne trouve pas de réponse, elle sait dire qu’elle ne sait pas. Elle n’invente pas de réponse. Les retours des utilisateurs permettent d’améliorer encore le fine-tuning. Par exemple, dans le cadre du projet de son nouveau livre, le rabbin Étienne Kerber a créé un groupe d’étude assez actif.

“Virtual Havruta ne veut pas remplacer l’étude, mais la faciliter”

Antoine Leboyer

Pensez-vous qu’un jour cette technologie nous échappe, un peu comme un golem ?

L’IA est un domaine absolument fascinant. Le potentiel n’est pas de remplacer les rabbins, mais de faire évoluer nos manières de travailler dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres. Quand j’ai montré son fonctionnement au rabbin de la synagogue Chabad, qui est à côté de chez moi à Munich, il m’a dit « It keeps the joy of studying » : cela conserve la joie de l’étude. Virtual Havruta ne veut pas remplacer l’étude, mais faciliter la capacité à en faire. Il y a deux groupes face à cette technologie : les réfractaires et les enthousiastes. En tant qu’entrepreneur, je vais un peu contre mon ADN ashkénaze et je rejoins les rangs des enthousiastes et des optimistes. Les entrepreneurs aiment les problèmes et les utilisent pour faire avancer l’humanité. Il faut peser les conséquences des changements qu’apporte l’IA. À part pour cinq ou six personnes au monde, les modèles restent des boîtes noires, ce qui est inquiétant. Ma recommandation est de ne pas rester passif et d’utiliser l’IA soi-même pour se faire sa propre idée et se tenir prêt face aux changements qu’elle opère.

Comment fait-on pour rejoindre Virtual Havruta et poser des questions ?

Envoyez-moi un mail à antoine.leboyer@gmail.com.

Lien vers sefaria : https://www.sefaria.org/team

 

Interview extraite du numéro 19 de Chema, le mag JEM accessible ici : https://bit.ly/4jV63TC