TT des parents : Les rabbins – Episode #9

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.
Quel chemin parcouru depuis les scribes de la Jérusalem antique ! Notre voyage nous a menés des cours du Temple aux maisons d’étude de Babylonie, des assemblées des pharisiens aux académies rabbiniques. À chaque étape, nous avons vu le judaïsme se réinventer tout en restant profondément fidèle à lui-même.
Imaginez un instant ces premiers rabbins. Pas du tout les figures imposantes que la tradition dépeindra plus tard. Rabbi Yohanan est cordonnier, Rabbi Isaac et Rabbi Joshua, forgerons, Rabbi Nehemiah potier, d’autres sont charpentiers (comme un certain Jésus…). Entre deux clients, ils débattent de la Torah. Le soir venu, ils se réunissent pour étudier, peut-être dans leurs maisons, peut-être ailleurs – les sources ne nous le disent pas précisément. Leurs disciples s’assoient par terre, sur des nattes. Pas de grands bâtiments, pas de cérémonial complexe. Juste la passion de comprendre, d’interpréter, de transmettre.
Ces maisons d’étude improvisées, ces Bet Midrash, entretiennent une relation compliquée avec les synagogues de l’époque. Ces dernières, souvent contrôlées par les notables locaux et les familles sacerdotales, essaient tant bien que mal de recréer l’atmosphère du Temple perdu. Les rabbins, eux, ont une autre vision. Pourquoi essayer de reproduire ce qui n’est plus ? Face à la catastrophe de la destruction du Temple, ils proposent quelque chose de radicalement nouveau.
Cette histoire résonne étrangement avec notre époque. Nous aussi vivons des temps de transformation profonde. Nous aussi devons réinventer notre rapport à la tradition sans la trahir. Les questions que se posaient les premiers rabbins – comment maintenir une identité dans un monde multiculturel ? Comment créer du sens et de la communauté dans la dispersion ? Comment adapter la tradition tout en restant fidèle à son essence ? – sont plus que jamais les nôtres.
Leur réponse fut de créer un judaïsme portable, centré non pas sur un lieu ou un rituel particulier, mais sur l’étude et la pratique quotidienne, comme le grand spécialiste contemporain Daniel Boyarin le capture si bien dans le titre de son ouvrage : « Une patrie portative, le Talmud de Babylone ». Un judaïsme qui fait de chaque table familiale un autel, de chaque conversation sur la Torah une prière, de chaque acte de bonté un sacrifice.
La Mishna de Rabbi Yehouda, vers l’an 200, marque un tournant crucial dans ce processus. Pour la première fois, la tradition orale est systématiquement organisée – mais pas encore écrite ! Les rabbins mémorisent ces textes immenses, les transmettent mot à mot. Dans les académies, on peut entendre le bourdonnement des voix qui répètent, questionnent, débattent. Un visiteur non averti pourrait croire à une ruche géante !
Mais la situation en Judée devient de plus en plus difficile. Après la répression sanglante de la révolte de Bar Kokhba en 135, l’Empire romain renomme la région Syria Palaestina, dans une tentative d’effacer jusqu’au nom de Judée. C’est dans ce contexte qu’émergent deux grands centres d’étude et de pensée juive : l’un en Palestine, maintenant son activité malgré les persécutions, l’autre en Babylonie, où la communauté juive jouit d’une relative autonomie sous l’Empire Perse.
Ces deux centres développent des approches distinctes, façonnées par leurs contextes culturels et politiques. En Palestine, où la précarité impose la concision, on privilégie la clarté et la synthèse – le futur Talmud de Jérusalem, compilé vers l’an 400, en témoignera : style concis, plus direct, il ne se perd pas en disgressions et remises en question comme son frère de Babylone. En Babylonie, la stabilité politique et la liberté confessionnelle permettent un style plus développé, plus dialectique, des discussions plus élaborées, plus théoriques – d’où l’ampleur que prendra le Talmud de Babylone, achevé au 6ème siècle de notre ère. Lire le Talmud de Babylone c’est entrer au milieu d’une discussion où des Sages se répondent, se remettent en question, s’opposent… sur plusieurs centaines d’années.
Ce qui est extraordinaire, c’est la place donnée au débat, au désaccord constructif. Les opinions minoritaires sont précieusement préservées. « Ceux-ci et ceux-là sont les paroles du Dieu vivant », disent les rabbins. La vérité divine est trop vaste pour être capturée par une seule perspective. C’est une approche révolutionnaire : le désaccord n’est plus une menace mais une richesse. « It’s not a bug, it’s a feature » disent les américains.
Prenez Rabbi Yohanan et Resh Lakish, ces deux amis-rivaux du Talmud. Leurs débats sont légendaires. Resh Lakish, ancien gladiateur devenu grand sage, n’hésite jamais à contredire son maître. Et Rabbi Yohanan, loin de s’en offusquer, s’en réjouit ! « Lui seul », dira-t-il après la mort de son ami, « savait me poser vingt-quatre objections auxquelles je devais trouver vingt-quatre réponses. » (Baba Metsia 84a)
Ce n’est pas juste de la théorie. Quand une question pratique se pose – peut-on déplacer une lampe le Shabbat ? Comment calculer la dot d’une veuve ? Que faire d’un contrat commercial ambigu ? – les rabbins mobilisent tout leur savoir, toute leur intelligence collective pour trouver des solutions. Ils créent un système légal sophistiqué mais flexible, capable de s’adapter aux circonstances tout en restant fidèle à ses principes.
Le génie de ce système, c’est qu’il transforme chaque défi en opportunité d’approfondissement. La dispersion ? Elle devient une chance de diffuser la Torah dans le monde. La perte du Temple ? Elle pousse à spiritualiser le quotidien. Les persécutions ? Elles renforcent la créativité intellectuelle.
Les étudiants voyagent entre ces centres, enrichissant chacun de l’expérience de l’autre. Des lettres circulent, des traditions s’échangent. Des communautés se développent ailleurs aussi, de l’Espagne à la Perse, chacune avec ses particularités mais toutes reliées par ce nouveau réseau d’étude et de pensée.
Cette capacité d’adaptation créative a permis au judaïsme de survivre et de s’épanouir dans les conditions les plus diverses. Du désert de Judée aux rives de l’Euphrate, des oasis d’Arabie aux ports de la Méditerranée, partout où un Juif ouvre un livre pour étudier, il recrée un petit sanctuaire.
Mais au VIe siècle, une nouvelle page s’ouvre. Dans les académies de Soura et de Poumbedita, en Babylonie, émergent des figures nouvelles qu’on appellera les Gueonim, les « Excellences ». Leur histoire extraordinaire, qui marquera le judaïsme pendant près de cinq siècles… ce sera pour notre prochain épisode !