TT des parents : Les rabbins – Episode #16
Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.
Les rabbins, épisode #16 « Papa, maman, les rabbins ont inventé une fête ?»
J’ai 8 ou 9 ans. Dans la synagogue du MJLF de mon enfance, c’est Sim’hat Torah. Tous les rouleaux de la Torah sont sortis de l’arche, et les adultes les déroulent progressivement, créant un immense serpentin de parchemin qui fait le tour de toute la synagogue. Des dizaines de mains d’enfants tiennent délicatement ce ruban sacré, moi compris. Je me souviens de mon angoisse : et si je la déchirais ? Et si mes mains moites tachaient le parchemin ? Cette Torah me paraissait si grande, si ancienne, si sacrée. Un honneur immense et une responsabilité écrasante.
Des années plus tard, me voilà étudiant rabbinique à New York. C’est à nouveau Sim’hat Torah, mais cette fois je me dirige vers Bnai Jeshurun, sur l’Upper West Side de Manhattan. BJ (prononcez Bi-Djay), comme tout le monde l’appelle ici, est célèbre pour ses Sim’hat Torah – un mélange explosif de spiritualité profonde et de joie débordante.
Le sanctuaire, avec ses vitraux et ses arabesques dorées, a été vidé de ses chaises pliantes. Le sol est nu, prêt pour la danse. Les musiciens – certains parmi les meilleurs de la ville – accordent leurs instruments. Et puis, quand les rouleaux de Torah sortent de l’arche, c’est comme si toute la synagogue prenait feu. Des cercles de danseurs se forment autour de chaque Torah, tournant, sautant, chantant des mélodies venues de Bagdad, de Marrakech, du Yemen, de l’Ukraine hassidique. Jeunes et vieux, orthodoxes et laïques, hommes et femmes – tout le monde danse avec la Torah. Cette nuit-là, il n’y a plus de frontières, juste une communauté juive entière célébrant… mais célébrant quoi exactement ?
En dansant, une Torah dans les bras, je me suis soudain souvenu de mon enfance, de cet enfant intimidé tenant le précieux parchemin. Et une question m’a traversé l’esprit : mais au fait, d’où vient cette fête ? Pourquoi dansons-nous ainsi avec la Torah ? Quand cette célébration a-t-elle commencé ?
Rentré chez moi, je me suis plongé dans mes livres. J’ai cherché Sim’hat Torah dans la Torah elle-même : rien. Dans le Talmud : presque rien. Dans les écrits des premiers rabbins : toujours rien. Sim’hat Torah, cette fête si centrale, si joyeuse, si universellement juive… semble n’avoir été inventée par personne ! Elle est apparue progressivement, organiquement, il y a à peine mille ans. Et son histoire nous raconte quelque chose de fascinant sur le pouvoir créatif des rabbins et sur la façon dont le judaïsme rabbinique s’est construit.
QUAND BABYLONE IMPOSE SON RYTHME
Pour comprendre l’émergence de Sim’hat Torah, il nous faut d’abord comprendre un choix apparemment technique mais aux conséquences immenses : comment lit-on la Torah à la synagogue ?
Transportons-nous au 6e siècle de notre ère. Le monde juif est divisé entre deux grands centres : la Judée et la Galilée d’une part (que l’Empire romain avait renommées Syria-Palaestina après la révolte de Bar Kokhba en 135, dans une tentative d’effacer jusqu’au nom de Judée, désormais sous domination byzantine), et la Babylonie d’autre part (sous contrôle perse puis du califat musulman). Ces deux centres ont développé des pratiques très différentes pour la lecture publique de la Torah.
En Judée et en Galilée, on suit ce qu’on appelle le cycle triennal. Imaginez : la Torah est divisée en environ 154 à 167 sections (les sedarim). Chaque Shabbat, on en lit une. Au bout de trois ans – ou trois ans et demi suivant les sources – on a terminé toute la Torah, et on recommence. C’est une approche patiente, méditative. Les sections sont relativement courtes, permettant une étude approfondie de chaque passage. Ce système reflète les traditions anciennes, probablement héritées de l’époque du Temple, avec une certaine flexibilité : les sources mentionnent que différentes communautés de Judée et de Galilée pouvaient avoir des cycles légèrement différents, variant entre 141 et 167 semaines.
Mais en Babylonie, sous l’impulsion des académies talmudiques de Soura et Poumbedita, une autre approche se développe : le cycle annuel. La Torah est divisée en 54 portions (parashiyot) que l’on lit semaine après semaine. En un an, on termine tout le cycle. C’est plus rapide, plus dense, plus systématique. Et surtout, c’est un système standardisé, codifié, qui laisse peu de place aux variations locales.
Cette différence reflète deux pôles d’autorité distincts :
- Judée-Galilée (Eretz Israël) : traditions anciennes, flexibles, ancrées dans le local, où chaque communauté garde une certaine autonomie
- Babylonie : système plus normatif, codifié, centralisé, conçu pour être exporté et répliqué
Pourquoi le cycle annuel babylonien finit-il par devenir dominant ? Ce n’est pas une question de supériorité intrinsèque – les deux systèmes ont leurs mérites propres. C’est une question de prestige et d’autorité institutionnelle.
Les académies babyloniennes de Soura et Poumbedita, sous la direction des Gueonim – ces « excellences » qui succèdent aux rabbins talmudiques – sont devenues le centre de gravité intellectuel du judaïsme médiéval. Et avec leur autorité croissante vient la diffusion de leurs pratiques. Leurs responsa (réponses juridiques) font autorité de l’Espagne à la Perse. Quand un Gaon répond à une question, sa réponse circule, est copiée, est suivie. Les textes liturgiques qui se diffusent depuis Babylone présupposent le cycle annuel. Les communautés qui cherchent conseil auprès des académies babyloniennes adoptent progressivement leurs coutumes.
La Judée et la Galilée, affaiblies par des siècles de domination byzantine souvent hostile, puis par les bouleversements des conquêtes arabes et des Croisades, n’ont tout simplement pas le même rayonnement. Leurs académies, bien que prestigieuses, n’ont pas l’infrastructure de diffusion des académies babyloniennes. Leurs pratiques restent vivantes localement jusqu’au Ve-VIe siècle, mais disparaissent progressivement de la pratique courante avec le déclin du judaïsme sous domination byzantine.
Le cycle triennal ne meurt cependant pas complètement. Au 12e siècle encore, le grand voyageur juif Benjamin de Tudèle (1130-1173) mentionne des communautés égyptiennes qui le pratiquent :
ושם (בקהיר) שני בתי כנסיות, אחת לאנשי ארץ ישראל ואחת לאנשי בבל ‘כניסה אל עראקיין’, ואינן נוהגים כולם מנהג אחד בפרשיות ובסדרים של תורה, כי אנשי בבל נוהגים לקרות בכל שבוע פרשה, כמו שעושין בספרד, ובכל שנה ושנה מסיימים את התורה, ואנשי ארץ ישראל אינם נוהגים כך, אבל עושים מכל פרשה ג’ סדרים ומסיימים את התורה לסוף ג’ שנים, ויש ביניהם מנהג ותקנה להתחבר כולן ולהתפלל ביחד ביום שמחת תורה וביום מתן תורה.
« Et là (au Caire) il y a deux synagogues, une pour les gens de la terre d’Israël et une pour les gens de Babylone, ‘l’entrée des Irakiens’, et ils ne suivent pas tous la même coutume pour les sections [פרשיות] et les cycles [סדרים] de la Torah, car les gens de Babylone ont pour coutume de lire chaque semaine une section, comme on fait en Espagne, et chaque année ils terminent la Torah, et les gens de la terre d’Israël ne font pas ainsi, mais ils font de chaque section trois cycles et ils terminent la Torah au bout de trois ans. Et il y a entre eux une coutume et une ordonnance de se rassembler tous et de prier ensemble le jour de Simḥat Torah et le jour du Don de la Torah [מתן תורה – Shavouot]. »
אנשי מזרח עושין שמחת תורה בכל שנה ושנה בחג הסוכות, ובכל מדינה ומדינה ובכל עיר ועיר קורין בפרשה אחת. ובני ארץ ישראל אין עושין שמחת תורה אלא לשלוש שנים ומחצה וביום שישלימו הפרשה שקורין בפלך זה אין קורין בזה.
« Les gens de l’Orient font Simḥat Torah chaque année à Soukkot, et dans chaque pays et dans chaque ville ils lisent dans la même section [פרשה]. Et les habitants de la terre d’Israël ne font Simḥat Torah qu’au bout de trois ans et demi, et le jour où ils terminent la section qu’ils lisent dans cette région, ils ne lisent pas forcément la même section dans une autre région. »
Maïmonide lui-même, dans son Mishné Torah (Hilchot Tefillah 13.1), note
הַמִּנְהָג הַפָּשׁוּט בְּכָל יִשְׂרָאל שֶׁמַּשְׁלִימִין אֶת הַתּוֹרָה בְּשָׁנָה אַחַת. מַתְחִילִין בְּשַׁבָּת שֶׁאַחַר חַג הַסֻּכּוֹת וְקוֹרִין בְּסֵדֶר (בראשית א א) ״בְּרֵאשִׁית״. בַּשְּׁנִיָּה (בראשית ו ט) ״אֵלֶּה תּוֹלְדֹת״. בַּשְּׁלִישִׁית (בראשית יב א) ״וַיֹּאמֶר יְיָ׳ אֶל אַבְרָם״. וְקוֹרְאִין וְהוֹלְכִין עַל הַסֵּדֶר הַזֶּה עַד שֶׁגּוֹמְרִין אֶת הַתּוֹרָה בְּחַג הַסֻּכּוֹת. וְיֵשׁ מִי שֶׁמַּשְׁלִים אֶת הַתּוֹרָה בְּשָׁלֹשׁ שָׁנִים וְאֵינוֹ מִנְהָג פָּשׁוּט:
« La coutume répandue dans tout Israël [ישראל] est qu’ils terminent la Torah en une seule année. Ils commencent le shabbat qui suit la fête des Soukkot et lisent dans le cycle [סדר] « Au commencement » [בראשית – Bereshit]. Le deuxième [shabbat] « Voici les engendrements » [אלה תולדת – Eleh Toledot]. Le troisième [shabbat] « Et l’Éternel dit à Abram » [ויאמר ה’ אל אברם – Vayomer Adonaï el Avram]. Et ils lisent et continuent selon ce cycle jusqu’à ce qu’ils terminent la Torah à la fête des Soukkot. Et il y a ceux qui terminent la Torah en trois ans, mais ce n’est pas une coutume répandue. »
Mais ce sont déjà des exceptions dans un monde juif largement babylonisé.
Et voici ce qui est fascinant : au 19e siècle, alors qu’on pourrait croire la question définitivement tranchée, certaines synagogues réformées réintroduisent le cycle triennal ! Ce n’est pas vraiment une continuité avec le cycle de Judée-Galilée antique – celui-ci est largement perdu – mais plutôt une réinvention moderne. Au 20e siècle, de nombreuses communautés libérales – conservatrices, réformées, reconstructionnistes – adoptent leur propre version du cycle triennal : au lieu de lire des sections complètes mais plus courtes comme le faisaient les communautés de Judée et Galilée, elles divisent chaque parashah du cycle annuel en trois parties, lues sur trois ans.
Résultat ? Aujourd’hui, quand tu entres dans une synagogue, tu ne sais pas d’avance quel système tu vas trouver. Une synagogue orthodoxe suivra presque toujours le cycle annuel babylonien. Mais dans le monde juif non-orthodoxe, les deux systèmes coexistent. Certaines communautés célèbrent Sim’hat Torah chaque année, d’autres seulement tous les trois ans !
Cette diversité vivante est peut-être la plus belle leçon de cette histoire : le judaïsme n’a jamais totalement unifié ses pratiques. Malgré le pouvoir des Gueonim, malgré l’autorité de Babylone, il est resté un judaïsme pluriel, où différentes approches peuvent cohabiter. Même la question apparemment simple de « comment lire la Torah » n’a pas une seule réponse.
MAIS QUE SE PASSE-T-IL QUAND ON TERMINE CE CYCLE
Avec le cycle annuel babylonien devenant dominant au Moyen Âge, une question nouvelle émerge : que faire quand on arrive au bout ? Comment marquer ce moment où l’on termine la lecture des cinq livres de Moïse ?
C’est là que commence l’histoire de Sim’hat Torah. Une histoire sans fondateur, sans décret, sans moment inaugural. Une histoire qui va se dérouler sur plusieurs siècles, construite par des générations de juifs qui, simplement, voulaient célébrer leur amour de la Torah.
Comment cette fête a-t-elle émergé ? Quelles pratiques se sont ajoutées, génération après génération ? Et que nous apprend cette création collective sur le génie rabbinique ?
La réponse à ces questions… ce sera pour notre prochain épisode !
Emmanuel Calef
Rabbin en devenir
Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.