TT des parents : Les rabbins – Episode #16.2

29 octobre 2025

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM. 

Les rabbins, épisode #16, Partie 2 « Papa, maman, les rabbins ont inventé une fête ?»

Dans notre dernier épisode, nous avons découvert comment deux systèmes de lecture de la Torah ont coexisté pendant des siècles : le cycle triennal de Judée-Galilée et le cycle annuel de Babylonie. Nous avons vu comment ce dernier, porté par le prestige des académies babyloniennes, s’est progressivement diffusé dans tout le monde juif. 

Mais une question restait en suspens : que se passe-t-il quand on termine ce cycle annuel ? Comment marque-t-on ce moment particulier où l’on achève la lecture des cinq livres de Moïse ? 

C’est là que commence l’histoire fascinante de Sim’hat Torah – une fête qui n’a été inventée par personne, mais qui a poussé comme une plante, lentement, organiquement, nourrie par les joies et les besoins de générations de juifs. 

Une fête qui pousse comme une plante

Voici ce qui est extraordinaire avec Sim’hat Torah : personne ne l’a décrétée. Aucun grand rabbin n’a proclamé : « Désormais, nous célébrerons la fin du cycle de lecture ! » La fête a émergé organiquement, presque naturellement, de la pratique même de la lecture cyclique. 

Les premières traces apparaissent dans un texte de la période des Gueonim, vers le 9e siècle, qui recense les différences entre les coutumes babyloniennes et celles de Judée-Galilée. On y apprend que les Babyloniens « terminent la Torah lors de la fête de Souccot », plus précisément le deuxième jour de Shemini Atseret. Car voilà le détail crucial : Sim’hat Torah ne remplace pas une fête existante, elle se superpose à elle. 

Shemini Atseret – le « huitième jour d’assemblée » – est une fête biblique qui suit immédiatement les sept jours de Souccot. Mais c’est une fête un peu mystérieuse, dont la signification n’est jamais vraiment explicitée dans la Torah. Après la destruction du Temple, quand les sacrifices prescrits pour ce jour ne peuvent plus être offerts, Shemini Atseret reste un jour férié, mais sans contenu particulier si ce n’est une prière pour la pluie. 

C’est dans ce vide que Sim’hat Torah va s’installer. Progressivement, presque timidement au début. 

Au 9e siècle, on se contente de terminer la lecture de la Torah ce jour-là. Pas encore de danses, pas de grandes célébrations – juste la lecture de la dernière section du Deutéronome. Mais il existe déjà une vieille coutume juive : faire un siyoum, un festin, quand on termine l’étude d’un texte. Le Midrash Shir HaShirim Rabba (8e-9e siècle) le mentionne : « Tout comme Salomon fit un banquet quand il termina le Temple, on devrait faire un banquet quand on termine la Torah. » 

Vous voyez le glissement ? D’une simple lecture de fin de cycle, on passe à une célébration. Et cette célébration va s’enrichir, génération après génération. 

Au 11e siècle, on commence à lire non seulement la fin du Deutéronome, mais aussi le début de la Genèse – le cycle recommence immédiatement ! C’est un geste puissant : la Torah n’a ni début ni fin, c’est un cercle éternel. Les commentateurs médiévaux y voient un message : le Satan (littéralement « l’accusateur » en hébreu) ne peut plus nous accuser de « terminer » la Torah et de l’abandonner. 

Puis viennent les hakafot – ces processions joyeuses où l’on porte les rouleaux de Torah en faisant sept fois le tour de la synagogue. D’où viennent-elles ? De Souccot ! Vous vous souvenez que pendant Souccot, on fait des processions avec le loulav et l’etrog. La Mishna mentionne déjà qu’au Temple, le septième jour de Souccot, on faisait sept tours autour de l’autel. Cette pratique s’est transférée aux synagogues sous la forme des hoshanot. Et voilà qu’à Sim’hat Torah, on adapte à nouveau cette coutume, mais cette fois avec les rouleaux de Torah eux-mêmes ! 

Au 16e siècle – oui, aussi tard ! – on commence à danser avec la Torah, d’abord le matin, puis aussi le soir. Au début, c’est controversé : danser un jour de Yom Tov ? Avec les rouleaux de la Torah ? Blasphème !! Mais Rabbi Moïse Isserles, le grand codificateur ashkénaze, tranche : même s’il y a une interdiction rabbinique de danser les jours de fête, « pour l’honneur de la Torah », on fait une exception ce jour-là. 

La Kabbale, toujours en quête de significations cachées, donne un sens mystique aux sept hakafot : elles représentent les sept jours de Souccot, les sept sefirot (émanations divines), les sept cieux… 

Un paradoxe créatif

Arrêtons-nous un instant sur le paradoxe au cœur de Sim’hat Torah. Cette fête célèbre la Torah écrite – les cinq livres de Moïse gravés sur parchemin. Mais elle est elle-même une pure création de la tradition orale ! Elle n’est mentionnée ni dans la Torah, ni dans le Talmud. C’est une invention rabbinique, tardive, progressive. 

Et c’est précisément là que réside son génie. 

Souvenez-vous de notre épisode sur le karaïsme. Les Karaïtes, qui émergeaient au même moment que Sim’hat Torah prenait forme, contestaient l’autorité de la tradition orale rabbinique. Pour eux, seule la Torah écrite comptait. Et pourtant, ironiquement, les Karaïtes eux-mêmes ont fini par adopter le cycle annuel de lecture babylonien ! Même en contestant les rabbins, ils suivaient leurs innovations. 

Sim’hat Torah est la réponse silencieuse des rabbins à cette contestation. Elle dit : « Oui, nous innovons. Oui, nous créons de nouvelles pratiques. Et c’est précisément cela, notre force. La Torah vivante n’est pas un texte figé qu’on vénère de loin – c’est un texte qu’on danse dans nos bras, qu’on embrasse, qu’on célèbre avec une joie presque inconvenante. » 

Pensez-y : à Sim’hat Torah, on sort les rouleaux de Torah de l’arche sacrée – ces parchemins qu’on touche normalement avec tant de révérence qu’on utilise un pointeur en argent pour ne pas les profaner avec nos doigts – et on les serre contre nous, on les fait tournoyer, on danse avec eux dans la rue ! C’est presque scandaleux. C’est magnifique. 

Cette fête incarne une vérité profonde sur le judaïsme rabbinique : il n’a jamais été figé, jamais statique. Les rabbins n’étaient pas de simples conservateurs d’un trésor ancien – ils étaient des créateurs, des innovateurs, capables d’inventer de nouvelles façons d’exprimer leur amour de la Torah. 

Le pouvoir de la création collective

Ce qui me fascine le plus dans l’histoire de Sim’hat Torah, c’est qu’elle montre comment une tradition peut naître sans fondateur, sans moment de création identifiable. Il n’y a pas eu de « Premier Sim’hat Torah » comme il y a eu un premier Seder de Pessah après la sortie d’Égypte. Il n’y a pas de rabbin héroïque qui aurait dit : « Célébrons la Torah ! » 

Non. La fête a poussé comme une plante, lentement, naturellement, nourrie par les besoins et les joies de générations de juifs qui terminaient leur cycle de lecture et voulaient marquer le moment. Un peu plus de solennité ici. Une procession là. Des danses ailleurs. Et progressivement, sur plusieurs siècles, ces pratiques se sont cristallisées en une fête universellement reconnue. 

C’est la preuve que le pouvoir rabbinique, à son meilleur, n’est pas autoritaire mais organique. Les Gueonim ont peut-être imposé le cycle annuel de lecture, mais ils n’ont pas « créé » Sim’hat Torah. Ils ont mis en place les conditions de son émergence. La fête elle-même est née de la créativité collective du peuple juif. 

Et cette créativité continue aujourd’hui ! Chaque communauté a développé ses propres coutumes pour Sim’hat Torah. À BJ, ce sont ces mélodies du monde entier qui se mêlent dans une explosion de diversité. Dans les communautés hassidiques, ce sont des danses qui durent des heures, des bouteilles de vodka qui circulent (peut-être un peu trop !), une joie qui confine à l’extase. Dans les synagogues progressistes, c’est l’occasion de donner à tous – hommes, femmes, enfants – l’honneur de porter la Torah. 

Sim’hat Torah est devenue, sans qu’on s’en rende compte, une des fêtes les plus universellement célébrées du calendrier juif. Plus universelle que Souccot avec ses cabanes que tout le monde ne construit pas. Plus universelle que le Seder de Pessah dont les formes varient énormément. À Sim’hat Torah, de New York à Jérusalem, de Paris à Melbourne, les juifs dansent avec la Torah. C’est un moment d’unité rare et précieux. 

Retour aux rabbins

Alors, en dansant ce soir-là à BJ, Torah dans les bras, j’ai pensé à tout ce chemin parcouru. De l’enfant intimidé au jeune adulte dansant. De la Judée-Galilée et la Babylonie du 6e siècle à Manhattan au 21e siècle. De la timide lecture de fin de cycle au 9e siècle à l’explosion de joie que nous connaissons aujourd’hui. 

Sim’hat Torah nous enseigne quelque chose de fondamental sur les rabbins et sur le judaïsme qu’ils ont construit. Leur génie n’a pas été de tout préserver à l’identique, comme des gardiens de musée veillant sur des antiquités. Leur génie a été de créer un système vivant, capable de générer de nouvelles pratiques, de nouvelles significations, de nouvelles façons de célébrer le sacré. 

Cette capacité créative, nous l’avons vue à l’œuvre dans tous nos épisodes précédents. Après la destruction du Temple, les rabbins ont inventé un judaïsme sans sacrifices. Face au christianisme, ils ont redéfini l’identité juive. Face à l’islam, ils ont développé de nouvelles structures d’autorité. Et face au karaïsme, ils ont affirmé le pouvoir de la tradition orale à innover. 

Sim’hat Torah est l’expression la plus joyeuse de ce pouvoir créatif. C’est une fête qui dit : le judaïsme n’est pas mort, il danse. La Torah n’est pas un fardeau, c’est une source de joie. Et nous, le peuple juif, nous ne sommes pas de simples gardiens du passé – nous sommes les co-créateurs d’une tradition vivante. 

Mais cette tradition vivante, comment s’est-elle organisée, structurée, transmise à travers les siècles ? Comment les rabbins ont-ils construit les institutions qui ont permis au judaïsme de survivre et de prospérer dans la dispersion ? Et quels nouveaux défis ont-ils rencontrés alors que le centre du monde juif se déplaçait de Babylone vers de nouveaux horizons ? 

Ah, mais cela… ce sera pour notre prochain épisode !