TT des parents : Les rabbins – Episode #13

7 mai 2025

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM. 

Partie 1 : « Papa, maman, pourquoi tout le monde n'écoute pas les rabbins ? » 

De l’ombre d’Anan à l’éclatement de l’autorité 

Dans notre dernier épisode, nous avons exploré comment le monde juif s’est adapté à l’apparition de l’islam, cette nouvelle religion qui a transformé radicalement le paysage politique et religieux du Moyen-Orient. Nous avons vu les communautés juives s’ajuster à leur nouveau statut de dhimmi, et les dirigeants rabbiniques tenter de maintenir l’autorité de la tradition face à ce bouleversement. Mais cette période de mutation profonde ne s’est pas limitée à un simple ajustement au contexte extérieur. 

Imaginez-vous maintenant à Bagdad, la somptueuse capitale du califat abbasside, au milieu du IXe siècle. Ses rues grouillent de marchands, d’artisans et d’érudits venus des quatre coins du monde musulman. Dans la lumière dorée de fin d’après-midi, deux hommes marchent côte à côte, absorbés dans une conversation animée. L’un d’eux, vêtu de beaux habits qui témoignent de sa position sociale élevée, gesticule avec passion. Son visage s’empourpre quand il déclare : « Comment osez-vous prétendre que le Talmud aurait la même autorité que la Torah ? Quand Dieu a-t-il jamais dit à Moïse qu’une vache peut être abattue d’une manière plutôt qu’une autre ? Où est-ce écrit dans Sa parole ? » 

Son compagnon, plus âgé, secoue lentement la tête. « Vous lisez la Torah comme un enfant lirait une lettre sans comprendre ce qui se cache entre les lignes. Sans l’enseignement de nos Sages, comment sauriez-vous ce que signifie ‘tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère’ ? Comment observeriez-vous correctement le Shabbat ? » 

Un silence s’installe. Puis les deux compagnons se séparent, reflets de la tension croissante qui allait bientôt fracturer le judaïsme médiéval. 

Pour comprendre cette contestation de l’autorité rabbinique, il nous faut revenir sur les dynamiques internes du judaïsme de cette époque.  

Aux VIIe et VIIIe siècles, la carte du monde proche-oriental avait été radicalement redessinée. Pendant des siècles, les juifs avaient vécu entre deux grandes puissances rivales : l’Empire byzantin chrétien à l’ouest et l’Empire perse sassanide à l’est, adepte du zoroastrisme. La Judée, renommée Syria-Palaestina par l’Empire Romain, se trouvait sous domination byzantine, tandis que la Babylonie était sous contrôle perse. 

Mais en quelques décennies à peine, l’islam changea tout. Sortant des déserts d’Arabie, les armées musulmanes conquirent d’abord la Judée (Syria-Paleastina) et la Syrie byzantines (634-638), puis l’Iran perse (642-651). En 750, la dynastie des Abbassides renversa celle des Omeyyades et transféra la capitale de Damas à Bagdad, en plein cœur de l’ancienne Babylonie. Pour la première fois depuis des siècles, la majorité des juifs du monde se retrouvait sous un même pouvoir politique, unifié par une seule langue administrative : l’arabe. 

Cette unité politique offrait de nouvelles opportunités aux communautés juives, désormais interconnectées comme jamais auparavant. Les marchands juifs pouvaient voyager de l’Espagne à l’Inde sans quitter les terres d’Islam. Les lettres, les idées et les controverses circulaient librement. Mais cette unité posait aussi des défis inédits : comment maintenir la spécificité des traditions locales face à la pression d’uniformisation ? Comment préserver l’autorité des anciennes institutions face à l’émergence de nouvelles élites ? Ces questions allaient se révéler cruciales dans l’émergence de ce qu’on appelle aujourd’hui le karaïsme. 

Comment était structurée la société juive de cette époque ? Depuis la destruction du Second Temple et surtout depuis la codification du Talmud, le judaïsme s’était réorganisé autour de deux pôles de pouvoir complémentaires et parfois rivaux. 

D’un côté, le pouvoir spirituel et juridique était incarné par les grandes académies talmudiques (metivtot ou yeshivot), dirigées par des érudits portant le titre de Gaon (pluriel: Geonim). Ce titre honorifique, qui signifie « excellence » ou « fierté » en hébreu, soulignait l’autorité et l’éminence de ces maîtres. Les deux principales académies se trouvaient à Sura et Pumbedita, en Babylonie (l’Irak actuel). Les Geonim étaient bien plus que de simples savants: ils étaient les interprètes ultimes de la loi juive, répondant aux questions envoyées par des communautés parfois très éloignées. Leurs responsa avaient force de loi et contribuaient à maintenir l’unité du judaïsme diasporique. 

De l’autre côté, le pouvoir politique et représentatif était détenu par l’exilarque (Rosh ha-Golah, littéralement « chef de l’exil »). Issu d’une famille se réclamant d’une ascendance davidique, l’exilarque était reconnu par les autorités musulmanes comme le représentant officiel des juifs. Il collectait les impôts, gérait les relations avec le pouvoir, et disposait même d’une certaine autorité judiciaire. Véritable prince juif en terre d’islam, il vivait dans un luxe qui contrastait parfois fortement avec la rigueur ascétique des académies. 

Ce double système fonctionnait tant bien que mal depuis des siècles. Les exilarques, souvent plus préoccupés par la politique que par l’érudition, s’appuyaient sur l’autorité morale des Geonim, tandis que ces derniers bénéficiaient de la protection et du soutien matériel offerts par l’exilarque. Mais cette cohabitation n’était pas toujours harmonieuse, et les tensions entre ces deux pôles de pouvoir allaient jouer un rôle crucial dans l’émergence du karaïsme. 

Comment, après avoir survécu à tant d’épreuves et consolidé son autorité, le judaïsme rabbinique se trouve-t-il maintenant confronté à une remise en question venue de l’intérieur ? 

La réponse nous entraîne dans un fascinant voyage à travers les intrigues de pouvoir, les bouleversements politiques et les profondes questions d’identité qui ont agité le monde juif entre le VIIIe et le Xe siècle. 

Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, ce qu’on appelle aujourd’hui le karaïsme – ce mouvement qui rejetait l’autorité du Talmud pour ne se fier qu’au texte biblique – n’est pas né simplement de la rébellion d’un homme, Anan ben David, au VIIIe siècle. L’histoire est bien plus complexe et fascinante. 

Pour la découvrir il faut nous transporter à Babylone, dans les années 760. Yehudaï Gaon, la figure dominante de l’académie de Sura, est au sommet de son pouvoir. C’est alors qu’un membre de la prestigieuse famille des exilarques, ‘Anan ben David, se trouve au centre d’une controverse. Les sources rabbiniques ultérieures affirmeront qu’il aspirait au poste d’exilarque mais fut écarté au profit de son frère Hananiah. De dépit, il aurait alors fondé sa propre secte, rejetant l’autorité du Talmud. 

La réalité était probablement plus nuancée. Dans son Sefer ha-Mitzvot (Livre des Commandements), ‘Anan exprime certes des opinions juridiques qui s’écartent du Talmud babylonien, mais rien n’indique qu’il rejetait fondamentalement l’autorité rabbinique. Comme l’a noté le Gaon Na’hshon ben Hayy, « tout ce qu »Anan a écrit provient de sources rabbiniques, à l’exception peut-être d’une ou deux positions ». 

Ce ne serait pas la première fois, dans l’histoire juive, qu’un homme critique le système sans vouloir en sortir — et que ce sont d’autres, plus tard, qui utilisent son nom pour bâtir une rupture. Comme Jésus de Nazareth en son temps, Anan ben David cherchait probablement plus à réformer, corriger, débattre de ce qu’il percevait comme des dérives, non à renverser, abolir l’édifice entier. Mais ses héritiers, comme ceux de Jésus, ont lu dans son geste initial le point de départ d’un rejet complet de l’ordre établi. Le fondateur devient alors prétexte, figure tutélaire d’une révolution qu’il n’a peut-être jamais voulue. C’est l’un des grands paradoxes de l’histoire religieuse : on s’invente souvent des pères pour légitimer des ruptures qu’eux-mêmes n’auraient peut-être pas cautionnées. 

La véritable rupture viendra plus tard, non pas avec ‘Anan, mais avec son petit-fils Daniel et son arrière-petit-fils ‘Anan II, qui vécurent au IXe siècle. Imaginez la scène : au début des années 820, deux prétendants se disputent la position prestigieuse d’exilarque. D’un côté, Daniel ben Saul ben ‘Anan, de l’autre, David ben Judah. La communauté juive se divise alors entre les partisans de chacun. 

Cette lutte pour le pouvoir prend une dimension inattendue lorsque le calife al-Ma’mun, peut-être lassé de ces querelles internes, décrète que si dix personnes de n’importe quelle religion souhaitent se rassembler et nommer un chef, personne ne doit s’y opposer. Cette décision ouvre la porte à la fragmentation de l’autorité religieuse juive. 

Ce décret du calife al-Ma’mun marque un tournant. Pour la première fois, l’autorité religieuse juive, jusque-là concentrée entre quelques institutions, se trouve potentiellement disséminée, concurrencée, fragilisée.
Mais cette fragilisation allait aussi permettre l’émergence de nouveaux courants, portés par des figures charismatiques et des communautés avides de renouveau.
Une autre histoire commence alors, celle d’un judaïsme biblique sans Talmud, d’un retour radical au texte, d’une contestation intellectuelle et spirituelle qui allait durablement bousculer les fondations du monde rabbinique.
Ce sera le cœur de notre prochain épisode. 

Emmanuel Calef
Rabbin en devenir
Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.