TT des parents : Les rabbins – Episode #13.3

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.
Partie 3 - Retour au texte : la méthode karaïte et son héritage
Nous avons vu comment, dans la seconde moitié du IXe siècle, le karaïsme s’est constitué en mouvement structuré, notamment grâce aux efforts de Benjamin al-Nihawandi et Daniel al-Qumisi. Mais au-delà de son organisation sociale et politique, qu’est-ce qui définissait véritablement l’approche karaïte ? Comment ces érudits lisaient-ils la Bible, et en quoi leur méthode différait-elle si profondément de celle des rabbins ?
Écoutez comment Yefet ben ‘Eli, l’un des plus grands exégètes karaïtes du Xe siècle, explique sa méthode : « Nous devons d’abord comprendre le sens simple (pshat) du texte, en tenant compte de sa grammaire et de son contexte. Ensuite seulement, nous pouvons explorer ses significations plus profondes. Mais jamais nous ne devons contredire le sens littéral par des interprétations arbitraires. »
Cette approche rigoureuse du texte biblique conduisit les karaïtes à développer une expertise remarquable en grammaire hébraïque et en linguistique comparée. Des savants comme Abu Yusuf Ya’qub ibn Nuh et Abu al-Faraj Harun produisirent des traités grammaticaux d’une sophistication étonnante, intégrant des comparaisons avec l’arabe et d’autres langues sémitiques pour éclairer le sens de l’hébreu biblique.
Mais cette passion pour le pshat, ce retour au sens littéral et grammatical, ne resta pas confinée aux cercles karaïtes. Dans les bibliothèques de Bagdad, de Cordoue et de Narbonne, d’autres érudits juifs découvraient les mêmes outils révolutionnaires. L’environnement musulman bouillonnait d’innovations : la grammaire arabe codifiée par des maîtres comme Sībawayh, les débats théologiques sur le sens littéral (zāhir) et caché (bāṭin) du Coran, toute une science du langage qui fascinait les intellectuels de toutes confessions.
Imaginez Saadia Gaon dans son bureau de Sura, vers 930. Face à lui s’empilent les traités grammaticaux arabes et les commentaires karaïtes qu’il combat si vigoureusement. Il ne cherche nullement le dialogue : dans ses écrits, il les critique frontalement, sans jamais admettre leur moindre influence. Mais pour les réfuter efficacement, il doit s’approprier leurs armes : grammaire, logique, précision philologique. Ainsi, malgré lui, la rigueur karaïte influence son propre outillage intellectuel. Sans le dire, sans même peut-être en avoir pleinement conscience, l’adversaire de la veille devient à certains égards le professeur malgré lui : Saadia intègre la grammaire et la logique à ses propres commentaires.
Un siècle plus tard, à Troyes, un autre géant s’attelle à la même tâche. Rashi développe une exégèse du pshat qui, tout en restant ancrée dans la tradition rabbinique et le Midrash, emprunte les voies ouvertes par cette révolution grammaticale. Puis, au XIIe siècle, Ibn Ezra pousse la méthode à son sommet.
Imaginez-le expliquant à ses élèves le tout premier verset de la Torah : « Mes chers disciples, observez bien cette anomalie grammaticale fascinante ! Le mot ‘bereshit’ (בראשית) est construit selon une forme syntaxique qu’on appelle un ‘état construit’ – smikhout en hébreu – un enchaînement qui lie normalement bereshit à un nom, exactement comme quand nous disons ‘bereshit mamlekhet Yehoyakim’ (« au début du règne de Jéhoïakim »). Mais ici, surprise : dans cette construction, ‘bereshit’ devrait être suivi d’un nom ! Or que trouvons-nous après ? Un verbe : ‘bara’ (créa). C’est grammaticalement inhabituel, presque perturbant ! »
Ibn Ezra marque une pause théâtrale : « Mais voici le génie du texte ! Cette construction nous force à lire les deux premiers versets comme une seule phrase ! ‘Au commencement de la création par Dieu du ciel et de la terre… la terre était informe et vide.’ Et maintenant, mes amis, observez bien ce verbe ‘bara’… »
Il baisse la voix, jetant un regard complice à ses étudiants les plus avancés : « Le sens de ‘bara’ ? Tout le monde croit que ça veut dire « créer à partir de rien ». Mais non : regardez ses modes verbaux. Le mot veut dire « Découper, délimiter, fixer des frontières ». Pas exactement créer du néant, n’est-ce pas ? Plutôt… organiser quelque chose qui existait déjà dans un état chaotique ».
Il marque une pause, jetant un coup d’œil vers la porte : « Vous saisissez ce que cela implique ? Si Dieu ‘découpe’ et ‘organise’ plutôt qu’il ne crée ex nihilo… alors la matière préexistait à son intervention. Une idée qui ferait bondir nos collègues les plus traditionalistes ! Mais chut ! » Il cligne de l’œil. « והמשכיל יבין – ‘et l’intelligent comprendra.’ Contentons-nous de cette petite révélation grammaticale… et laissons chacun méditer en silence sur ce qu’elle pourrait bien signifier pour notre compréhension de la création divine. »
Pour Ibn Ezra, la grammaire hébraïque était l’art de révéler des vérités que seuls les esprits les plus fins pouvaient saisir.
Cette tradition trouve un écho particulier en Provence, où des exégètes comme David Kimhi – qu’on appelle Radak – développent à Narbonne puis à Béziers des outils grammaticaux d’une précision remarquable. Dans les écoles de ces villes languedociennes, on étudie les racines trilittères avec la même rigueur qu’à Bagdad ou au Caire. Les commentaires de Radak, traduits et diffusés bien au-delà de la France juive médiévale, témoignent de cette effervescence intellectuelle qui traverse les frontières.
Ainsi, si les karaïtes ont joué un rôle de catalyseur, ils ne furent pas seuls dans cette quête du sens direct. L’environnement musulman avait offert aux penseurs juifs les outils pour repenser leur rapport au texte sacré, et cette passion du pshat était devenue un langage commun entre écoles rivales et traditions concurrentes.
Cette révolution grammaticale touchait donc tout le judaïsme médiéval. Mais c’est dans les écoles karaïtes qu’elle prit sa forme la plus systématique. Dans ces institutions, l’étude n’était pas centrée sur la mémorisation et l’application des règles talmudiques, mais sur l’analyse directe du texte biblique. Imaginez une salle d’étude à Jérusalem au Xe siècle : des élèves regroupés autour d’un maître karaïte examinent un verset de la Torah, discutant de chaque mot, de sa racine, de sa forme grammaticale, comparant ce verset à d’autres passages similaires. L’atmosphère est électrique, car chacun sait qu’il participe à la redécouverte du sens originel de la parole divine.
Mais cette liberté d’interprétation créait aussi des défis. Sans l’autorité unificatrice de la tradition rabbinique, comment éviter la fragmentation infinie des interprétations ? Al-Qirqisani, un éminent penseur karaïte du Xe siècle, déplorait déjà de son temps : « Parmi les karaïtes d’aujourd’hui qui n’appartiennent pas aux écoles que nous avons mentionnées, vous en trouverez à peine deux qui s’accordent sur tout. »
Pour répondre à ce défi, les karaïtes développèrent progressivement leur propre concept de tradition, qu’ils appelaient « le fardeau de l’héritage » (sevel ha-yerushah). Comme l’expliquera plus tard Elijah Bashyatchi au XVe siècle : « Il existe cependant d’autres ordonnances que nous observons depuis les jours de nos pères, et leurs pères avant eux, et qui sont pour nous une question de coutume, qui ne sont pas inscrites dans la Torah mais sont devenues comme une seconde nature. »
Les pratiques religieuses karaïtes différaient significativement de celles des rabbanites. L’observation directe de la nouvelle lune pour déterminer le début du mois, la célébration de Shavuot toujours un dimanche, l’interdiction d’allumer des lumières le Shabbat, ou encore des règles plus strictes concernant l’abattage rituel et la pureté – autant d’éléments qui distinguaient visiblement les deux communautés.
Les relations entre karaïtes et rabbanites n’ont pas toujours été aussi antagonistes qu’on pourrait le croire. Après une période initiale de tensions au Xe siècle, marquée notamment par les polémiques acerbes de Saadia Gaon contre les karaïtes, un rapprochement progressif s’est opéré. À partir du XIe siècle, des mariages entre familles éminentes des deux côtés témoignent d’une coexistence qui n’excluait pas les échanges.
Imaginez une scène de mariage au Caire, vers 1050 : dans la cour d’une belle demeure, une famille rabbanite et une famille karaïte célèbrent l’union de leurs enfants. Les convives discutent, partagent un repas, et s’il y a bien quelques différences dans les prières et les coutumes observées, l’atmosphère est à la célébration et au respect mutuel.
Plus étonnant encore, l’influence intellectuelle était réciproque. Si les karaïtes rejetaient l’autorité du Talmud, leur approche du texte biblique a néanmoins stimulé l’exégèse rabbinique. Même un géant comme Maïmonide, qui grandit dans une Espagne hostile aux karaïtes, fut influencé par leur pensée après son installation en Égypte, où la communauté karaïte était importante.
L’histoire du karaïsme après ses débuts mouvementés est celle d’une évolution constante. Après la destruction de la communauté karaïte de Jérusalem par les Croisés en 1099, le centre de gravité du mouvement se déplaça vers l’Égypte et l’Empire byzantin. C’est là qu’apparurent des figures comme Aaron ben Joseph au XIIIe siècle et Aaron ben Élie au XIVe siècle, qui intégrèrent progressivement des éléments de la pensée maïmonidienne dans leur philosophie.
Le plus fascinant est peut-être cette convergence graduelle : au XVe siècle, sous l’influence d’Elijah Bashyatchi, les karaïtes adoptèrent certaines pratiques rabbanites, comme l’usage des lumières du Shabbat. La frontière entre les deux courants, autrefois si nette, devenait de plus en plus perméable, sans jamais toutefois s’effacer complètement.
L’histoire du karaïsme nous enseigne que les mouvements religieux ne sont jamais statiques. Ce qui commence comme une opposition peut évoluer vers un dialogue enrichissant. Les karaïtes, loin d’être une simple « secte » marginale, ont apporté une contribution significative à la pensée juive, notamment dans les domaines de l’exégèse biblique, de la grammaire hébraïque et de la philosophie religieuse.
Leur parcours nous rappelle aussi que le judaïsme a toujours été un dialogue vivant entre différentes voix et visions. Dans ce dialogue parfois tendu mais toujours fécond s’est forgée la richesse de notre tradition. Et ce dialogue se poursuivra encore, notamment avec l’émergence d’une autre forme de contestation de l’autorité traditionnelle : celle des kabbalistes et des mystiques juifs. Mais cette histoire… ce sera pour notre prochain épisode !