TT des parents : Les rabbins – Episode #13.2

21 mai 2025

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM. 

Partie 2 - Bâtir sur les ruines du Temple : la fondation du karaïsme

Dans notre dernier épisode, nous avons vu comment l’autorité rabbinique, fragilisée par des luttes de pouvoir internes et des décisions politiques inédites, entrait dans une phase de remise en question profonde.  

Mais cette crise n’était pas qu’une simple contestation passagère. Elle allait donner naissance à un mouvement structuré, proposant une vision radicalement différente du judaïsme. Et si la contestation avait pris racine dans les intrigues babyloniennes, c’est ailleurs que le karaïsme allait véritablement s’épanouir. Entre querelles dynastiques et quêtes spirituelles authentiques, un nouveau judaïsme était en train de naître. 

Tandis que le centre de gravité du judaïsme officiel restait en Babylonie, un autre foyer d’effervescence surgissait en Terre d’Israël, avec ses propres figures, ses propres tensions… et bientôt, un projet de judaïsme fondamentalement différent. C’est là, sur la terre des ancêtres, que la rupture avec l’autorité talmudique allait prendre sa forme la plus aboutie. 

En effet, pendant ce temps, un drame se joue en Judée (Syria-Palaestina). Là-bas, ce sont les descendants de Josiah, frère de Daniel et oncle d »Anan II, qui dirigent la yeshiva palestinienne. Jehoshaphat puis Zemah, tous deux fils de Josiah, se succèdent à la tête de cette institution entre 862 et 893. Imaginez un instant : alors même que la tension monte entre leur famille et l’establishment babylonien, ces hommes représentent l’autorité rabbinique officielle en Terre Sainte ! 

Cette situation étrange – une famille à la fois contestataire et intégrée au système – illustre à quel point la réalité historique échappe aux simplifications. Les lignées familiales, les luttes de pouvoir et les rivalités régionales jouent un rôle aussi important que les différences idéologiques dans l’émergence de ce qui deviendra le karaïsme. 

Mais qu’en est-il des communautés juives ordinaires, loin des intrigues des élites ? Pourquoi certains ont-ils été séduits par cette remise en question de l’autorité rabbinique ? 

Transportons-nous dans une petite ville de Perse, à la fin du VIIIe siècle. Dans la maison d’étude locale, un marchand de soie, de retour d’un long voyage commercial, partage ses impressions avec ses amis : « À Ispahan, j’ai rencontré des juifs qui suivent l’enseignement d’Abu ‘Isa. Ils disent que la tradition orale est corrompue, que les rabbins de Babylone cherchent à nous imposer leurs interprétations pour maintenir leur pouvoir. Ils affirment que chacun peut comprendre la Torah par lui-même, sans l’intermédiaire des Geonim. » 

Ces idées trouvent un écho particulier dans les régions éloignées des grands centres. Pendant des siècles, les communautés périphériques avaient développé leurs propres coutumes et traditions d’interprétation. Maintenant, les Geonim de Babylonie tentent d’imposer une uniformité en déclarant que seule leur interprétation du Talmud est authentique. 

Un document fascinant de cette époque nous est parvenu : la polémique de Pirqoi ben Baboi, un disciple de Yehudaï Gaon. Dans ce texte, il attaque violemment les pratiques des juifs palestiniens, qu’il qualifie de « chefs de l’apostasie ». Selon lui, le Talmud des sages palestiniens est incomplet ; pire encore, ils prétendent qu’une coutume peut suspendre une halakha. Cette attaque contre les traditions palestiniennes révèle la profonde tension qui existait déjà entre les deux centres du judaïsme. 

Imaginez le ressentiment des communautés locales confrontées à ces tentatives d’effacer leurs traditions au nom d’une autorité lointaine. C’est dans ce contexte qu’émergent, surtout en Perse, diverses sectes contestataires, comme celles d’Abu ‘Isa al-Isfahani et de son disciple Yudghan, qui cherchent à réformer le judaïsme selon leur propre vision spirituelle. 

Mais l’événement qui va véritablement cristalliser le mouvement karaïte se produit dans la seconde moitié du IXe siècle, lorsque deux figures charismatiques entrent en scène : Benjamin al-Nihawandi et Daniel al-Qumisi. 

Benjamin al-Nihawandi était un juge (dayyan) respecté et un érudit versé dans la Bible et la littérature rabbinique. Ce qui rend son parcours particulièrement intéressant, c’est qu’il avait été l’élève de Josiah ben Saul ben ‘Anan – ce même Josiah dont les fils dirigeaient la yeshiva palestinienne. C’est Benjamin qui, vers le milieu du IXe siècle, parvient à unifier les différentes sectes contestataires et à établir un lien avec la famille d »Anan II. 

Imaginez-le, parcourant les communautés juives de Perse, de Babylonie et de Syrie, prêchant sa vision d’un retour à l’authenticité biblique. Dans les marchés animés de Nihawand, de Basra ou de Damas, il engage des débats passionnés avec les érudits locaux : « La Torah est parfaite, comme il est écrit. Pourquoi aurions-nous besoin d’explications humaines pour comprendre la parole divine ? Dieu n’a-t-il pas donné Sa loi pour qu’elle soit comprise par tous ? » 

Son contemporain, Daniel al-Qumisi, originaire de la région de la mer Caspienne, va plus loin. Vers 880, il s’installe à Jérusalem et fonde un véritable centre d’études karaïte. Pour lui, ce retour en Terre Sainte n’est pas qu’un choix géographique, mais porte une dimension messianique profonde. Dans ses écrits, il encourage passionnément l’aliyah et développe une théologie de l’ascétisme et du deuil pour Sion. 

Imaginez Jérusalem à cette époque, sous domination musulmane, mais loin d’être une ville homogène. Dans ses ruelles étroites, rabbanites et karaïtes se croisent quotidiennement. Les disciples de Daniel al-Qumisi, vêtus simplement, observent des jeûnes rigoureux et passent de longues heures en prière face au Mont du Temple. Ils se désignent eux-mêmes comme les « endeuillés de Sion » (Aveley Tzion), croyant que leur ascétisme et leur dévotion hâteront la rédemption d’Israël. 

Pendant ce temps, à quelques centaines de mètres de là, dans la yeshiva palestinienne, Zemah ben Josiah, issu de la même lignée familiale qu »Anan, continue d’enseigner le Talmud selon la tradition rabbinique palestinienne. Cette proximité géographique des différents courants du judaïsme dans la Ville Sainte devait créer une atmosphère intellectuelle particulièrement effervescente. 

Qu’est-ce qui caractérisait l’approche karaïte de la Bible ? Tout d’abord, un retour au texte lui-même, sans l’intermédiaire du prisme rabbinique. Mais ne vous y trompez pas : il ne s’agissait pas d’un fondamentalisme simpliste. Les grands penseurs karaïtes développèrent des méthodes sophistiquées d’interprétation contextuelle et grammaticale. 

Cette confrontation entre différentes visions du judaïsme ne se limitait pas à des questions de pouvoir ou d’allégeance familiale. Au cœur de cette révolution intellectuelle se trouvait une approche fondamentalement différente du texte biblique lui-même, une méthode d’interprétation qui allait transformer la relation des fidèles à la Torah. 

Emmanuel Calef
Rabbin en devenir
Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.