TT des parents : Les rabbins – Episode #12

9 avril 2025

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM. 

Partie 1 « Papa, maman, les rabbins croient-ils au Coran ? »

Nous sommes à Kufa, en Mésopotamie, vers l’an 650 de notre ère. Le monde que nous avons quitté à la fin de notre précédent épisode n’existe plus. Au début du VIIe siècle, Empire Byzantin et Perse sassanide dominaient encore la région, épuisés par leurs guerres interminables. Les communautés juives naviguaient tant bien que mal entre ces deux empires, développant des stratégies d’adaptation différentes selon qu’elles vivaient sous domination chrétienne ou zoroastrienne. Et puis, en quelques décennies à peine, tout a basculé. 

Des profondeurs du désert d’Arabie a surgi une force que personne n’avait vu venir. Inspirés par un message nouveau, porté par un homme né à La Mecque vers 570, les tribus arabes se sont unifiées avec une rapidité stupéfiante. À la mort de Mahomet en 632, le mouvement qu’il a fondé contrôle déjà la péninsule arabique. Trente ans plus tard, ses successeurs règnent sur un territoire qui s’étend de la Tripolitaine aux frontières de l’Inde, englobant l’Égypte, la Judée renommée « Syria Palaestina » par l’Empire Romain, la Syrie, la Mésopotamie et la Perse. 

Comment les communautés juives ont-elles vécu cette transformation fulgurante ? Les sources rabbiniques de l’époque nous offrent un aperçu fascinant de leurs réactions. Dans certains midrashim tardifs, l’arrivée des musulmans est interprétée comme un signe avant-coureur de l’ère messianique. D’autres textes y voient une punition divine pour les péchés d’Israël. D’autres encore, plus pragmatiques, s’attachent à comprendre les implications pratiques de ce nouveau régime. 

Dans les rues de cette ville en pleine effervescence, deux hommes marchent côte à côte, absorbés dans une conversation animée. L’un est un rabbin, l’autre un érudit musulman récemment arrivé avec les conquérants arabes. « Nous aussi, nous croyons en un Dieu unique et indivisible, » dit le rabbin. « Et nous aussi révérons Abraham, ou Ibrahim comme vous l’appelez. » Cette scène, impensable quelques décennies plus tôt, illustre le bouleversement radical qui s’opère dans tout le Moyen-Orient. 

Car pour les Juifs, l’islam apporte un changement de statut fondamental: celui de dhimmi, littéralement ‘protégé’ ou plus précisément ‘gens du pacte’. Ce statut, réservé aux ‘Gens du Livre’ – juifs, chrétiens et plus tard zoroastriens – reconnaissait leur appartenance à des traditions monothéistes antérieures à l’islam. Le principe fondamental était simple: en échange du paiement de la jizya et de l’acceptation d’une position subordonnée dans la société, les dhimmis obtenaient la protection officielle de l’État islamique, la sécurité de leur vie et de leurs biens, ainsi que le droit de pratiquer leur religion. 

Ce statut, codifié progressivement et souvent attribué au ‘Pacte d’Omar’ (bien que ce document ait probablement été formalisé plus tard), définissait clairement la place des non-musulmans dans la société islamique – une place indubitablement inférieure. 

Ne nous y trompons pas: les dhimmis étaient des sujets de seconde zone. Ils devaient payer la jizya, cette taxe spécifique souvent collectée de façon humiliante; s’habiller de façon distinctive; s’abstenir de monter à cheval; ne pas porter d’armes; leur témoignage n’avait pas la même valeur que celui d’un musulman devant un tribunal. Ils ne pouvaient construire de nouveaux lieux de culte ou réparer les anciens sans autorisation. Leurs bâtiments ne devaient pas surplomber ceux des musulmans. 

Ce système pose un problème éthique fondamental: il repose sur le principe que les non-musulmans n’ont pas les mêmes droits intrinsèques que les musulmans. La ‘protection’ offerte aux dhimmis part du présupposé théologique que ceux qui ne suivent pas l’islam devraient normalement être combattus, mais qu’une exception est faite pour les ‘Gens du Livre’ à condition qu’ils acceptent leur subordination. Ce n’est pas une tolérance fondée sur l’égalité, mais une permission conditionnelle d’exister dans un statut inférieur.  

Pour les communautés juives de l’époque, prises entre différents systèmes oppressifs, ce statut discriminatoire – par sa clarté et sa prévisibilité – représentait néanmoins paradoxalement une amélioration relative aux persécutions arbitraires de l’Empire byzantin christianisé. 

Cette stabilité nouvelle, malgré l’infériorité institutionnalisée, offrait un cadre où les communautés juives pouvaient obtenir une autonomie interne significative, particulièrement en matière de droit familial et civil. Cette prévisibilité relative transformait profondément l’organisation communautaire juive, tout en maintenant les juifs dans une position subordonnée permanente. Mais cette autonomie restait toujours conditionnelle, et tributaire des rapports complexes entre les autorités locales et le pouvoir califal central, ainsi que des changements dynastiques et politiques au sein même du monde musulman. 

Imaginez un instant l’impact concret: un rabbin rend un jugement basé sur la halakha, et ce jugement peut être appliqué — parfois même avec l’appui ou la reconnaissance tacite des autorités musulmanes. Cette autonomie juridique, encadrée par le statut de dhimmi, donne aux décisions rabbiniques une portée nouvelle. Les rabbins ne sont plus seulement des maîtres respectés, des guides spirituels ou des juges informels: ils deviennent des figures d’autorité communautaire institutionnellement reconnues; les figures centrales d’un système juridique distinct — et parfois sollicité — par le pouvoir musulman. 

Cette transformation du statut rabbinique marque un tournant décisif dans l’histoire du judaïsme. L’autorité des Sages, jusqu’alors principalement morale et intellectuelle, acquiert une dimension institutionnelle inédite. Mais cette évolution soulève des questions fondamentales: comment les rabbins vont-ils interpréter théologiquement l’émergence de cette nouvelle religion monothéiste? Comment leur pensée va-t-elle évoluer au contact de la civilisation islamique? Et surtout, comment cette rencontre va-t-elle transformer en profondeur l’organisation même du monde rabbinique? Ces questions fascinantes, nous les explorerons… dans la seconde partie de notre épisode!