TT des parents : Les rabbins – Episode #12.2

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.
Partie 2 : « Papa, maman, les rabbins croient-ils au Coran ? »
Dans la première partie de cet épisode, nous avons exploré comment l’expansion fulgurante de l’islam au VIIe siècle a radicalement transformé le paysage politique et religieux où évoluaient les communautés juives. Nous avons vu comment le statut de dhimmi, malgré son caractère discriminatoire et inégalitaire, a paradoxalement offert aux communautés juives une autonomie interne et une prévisibilité juridique qui ont considérablement renforcé l’autorité des rabbins. Face à cette révolution historique, les rabbins ont dû repenser leur rôle, leur organisation et leur interprétation du monde. Poursuivons maintenant notre exploration de cette rencontre décisive entre judaïsme rabbinique et islam.
C’est dans ce contexte que les académies babyloniennes connaissent une transformation profonde. À leur tête émergent des figures dont l’autorité ne cesse de croître : les Gueonim, ces « Excellences » qui vont marquer profondément l’histoire du judaïsme. Nous reparlerons en détail de ces personnages fascinants et du système remarquable qu’ils ont mis en place dans notre prochain épisode, mais notons déjà comment la structure même de leur pouvoir reflète leur nouvel environnement.
Les sessions des académies de Soura et Poumbedita s’organisent désormais selon un protocole qui n’est pas sans rappeler la cour califale. Le Gaon, assis sur un siège d’honneur, préside l’assemblée. Les disciples sont rangés selon une hiérarchie stricte, chacun à sa place assignée. Des « questions au Gaon » sont posées selon un rituel précis. Les mois de Kalla, ces périodes d’étude intensive que nous avons évoquées précédemment, attirent maintenant des centaines d’étudiants venus de tout le monde musulman. L’atmosphère relativement égalitaire des anciennes maisons d’étude a laissé place à une mise en scène du pouvoir intellectuel qui reflète l’ordre politique environnant.
Mais la question qui nous intéresse aujourd’hui est plus fondamentale encore : comment les rabbins ont-ils interprété l’émergence de cette nouvelle religion ? Comment ont-ils compris, d’un point de vue théologique, l’apparition de l’islam ?
La question est délicate, car les textes rabbiniques de cette période évitent généralement les mentions explicites de l’islam, par prudence. Ils utilisent plutôt le terme ‘Ismaélites’ (Yishmaelim en hébreu), se référant à la généalogie biblique qui fait descendre les Arabes d’Ismaël, fils d’Abraham. Cette désignation leur permet d’aborder la nouvelle réalité politique et religieuse en l’inscrivant dans un cadre biblique familier, tout en évitant toute formulation potentiellement offensante. Mais nous pouvons reconstituer leur réflexion à partir d’indices. Une source précieuse est le « Livre des Croyances et des Opinions » de Saadia Gaon, écrit au Xe siècle. Sans jamais nommer explicitement l’islam, Saadia développe une position nuancée sur le monothéisme non-juif.
Pour lui, ce qui distingue fondamentalement le judaïsme n’est pas tant la croyance en un Dieu unique – que musulmans et chrétiens partagent à leur façon – mais la révélation directe de Dieu à tout un peuple au mont Sinaï. Cette expérience collective, argue-t-il, est unique dans l’histoire religieuse. Elle confère à la Torah une autorité que ne peuvent revendiquer ni l’Évangile ni le Coran, transmis par des individus isolés.
D’autres rabbins développent des perspectives différentes. Certains, comme Haï Gaon, adoptent une attitude plus ouverte, reconnaissant que l’islam, avec son rejet radical du polythéisme et des représentations divines, est plus proche du judaïsme que le christianisme trinitaire. Pour ces penseurs, si l’islam n’est pas la vérité complète, il représente néanmoins un progrès vers la reconnaissance du Dieu d’Israël par les nations.
D’autres encore, notamment dans l’ancienne Judée où le souvenir de la conquête est plus traumatique, manifestent davantage de réserve. Ils s’inquiètent de la séduction que peut exercer l’islam sur une communauté juive fragilisée. Des récits circulent sur des convertis à l’islam qui, par zèle de néophytes, persécutent leurs anciens coreligionnaires.
Mais au-delà de ces positions théologiques, c’est sur le plan culturel et intellectuel que les interactions sont les plus fascinantes. Car les rabbins qui vivent dans le monde musulman ne tardent pas à s’imprégner de sa culture. Progressivement, l’arabe remplace l’araméen comme langue du quotidien. Les traités rabbiniques commencent à être rédigés en judéo-arabe – l’arabe écrit en caractères hébraïques. Cette transformation linguistique s’accompagne d’une évolution des formes de pensée.
La rencontre avec le kalam, la théologie rationnelle musulmane, incite les penseurs juifs à développer leur propre version d’une foi rationnellement argumentée. Les ouvrages de Saadia Gaon, encore lui, en sont le parfait exemple : il y emprunte des méthodes de raisonnement issues de la pensée islamique tout en les mettant au service de la tradition juive.
Cette influence n’est pas à sens unique. Dans les cercles intellectuels du califat, on trouve des moments d’échange remarquables. À la cour de Bagdad, des débats interreligieux réunissent savants musulmans, chrétiens et juifs dans des discussions sophistiquées. Des érudits musulmans consultent parfois des rabbins sur des questions bibliques ou juridiques. Un esprit de curiosité intellectuelle transcende, au moins temporairement, les barrières religieuses.
L’exemple de Rabbi Samuel ben Hofni, gaon de Soura au Xe siècle, illustre parfaitement cette symbiose culturelle. Parfaitement arabophone, versé dans la philosophie et la théologie musulmanes, il n’hésite pas à intégrer des méthodes de raisonnement issues du monde islamique dans son interprétation du Talmud. Ses responsa, rédigés en judéo-arabe, révèlent un esprit ouvert aux influences extérieures tout en restant profondément ancré dans la tradition rabbinique.
Sur le plan de la pratique religieuse aussi, des évolutions subtiles se produisent. La structure des prières se formalise davantage, peut-être en réaction à la rigueur des pratiques musulmanes. L’architecture des synagogues évolue, s’inspirant parfois des formes esthétiques islamiques – arabesques, calligraphies, rythmes géométriques – tout en s’éloignant progressivement de la figuration.
Car si certaines synagogues antiques de l’époque romaine ou byzantine arboraient des mosaïques figuratives – scènes bibliques, zodiaques, personnages humains –, cette tendance décline nettement à partir du VIIe siècle dans les régions passées sous domination musulmane.
La sobriété devient la norme, non seulement par prudence religieuse, mais aussi sous l’influence du climat iconophobe ambiant partagé avec l’islam. Un point commun remarquable entre les deux traditions esthétiques reste cependant le rejet des représentations divines, et la valorisation d’une ornementation non figurative.
Ne nous méprenons pas, cependant : cette coexistence n’est pas idyllique. Des périodes de tension alternent avec des moments d’ouverture. Sous certains califes plus rigoristes, comme al-Hakim en Égypte au début du XIe siècle, des persécutions éclatent, des synagogues sont détruites. Les interprétations strictes du statut de dhimmi peuvent rendre la vie juive difficile. Les rabbins doivent constamment naviguer entre accommodation et préservation de l’identité.
Un exemple particulièrement fascinant de cette navigation complexe concerne la pratique du droit. Le système juridique islamique, la sharia, avec ses procédures élaborées et ses catégories sophistiquées, exerce une influence considérable sur le développement de la pensée halakhique. Des concepts juridiques musulmans trouvent leur chemin dans les responsa des Gueonim. Mais parallèlement, les rabbins veillent jalousement à préserver l’autonomie de leurs tribunaux, car cette juridiction distincte est la pierre angulaire de leur autorité.
L’héritage de cette rencontre entre judaïsme rabbinique et islam est immense et durable. Sans elle, aurions-nous eu la poésie hébraïque de Juda Halévi, qui adapte les mètres arabes à la langue sacrée ? La philosophie systématique de Maïmonide, nourrie autant d’Aristote que d’Al-Farabi ? Même la forme de nos codes halakhiques doit beaucoup aux modèles islamiques.
Plus profondément encore, cette période a transformé la conception même de l’autorité rabbinique. Face à un islam qui se présentait comme un système complet, englobant tous les aspects de la vie, les rabbins ont développé une vision plus structurée et plus englobante de leur propre tradition. La halakha n’est plus seulement un ensemble de règles pratiques : elle devient un système total, capable de répondre à toutes les questions, des plus triviales aux plus métaphysiques.
Mais cette époque de transformation allait aussi susciter des contestations profondes. Au cœur même du monde musulman, un mouvement de réforme radicale émerge au sein du judaïsme, remettant en question les fondements mêmes de l’autorité rabbinique. Ce mouvement, connu sous le nom de karaïsme, rejette entièrement le Talmud et toute la tradition orale, pour ne reconnaître que l’autorité directe de la Bible hébraïque.
Qui étaient ces karaïtes ? Comment expliquer leur émergence précisément à cette période ? Et surtout, comment les rabbins ont-ils répondu à ce défi existentiel, le plus sérieux peut-être qu’ils aient eu à affronter depuis la destruction du Temple ? C’est ce que nous verrons… au prochain épisode !