TT des parents : Les rabbins – Episode #11

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.
Imaginez-vous à Éphèse, au milieu du IIe siècle. Dans les rues animées de cette métropole cosmopolite, deux hommes débattent avec passion. L’un est Justin, philosophe converti au christianisme, l’autre est Tryphon, un juif érudit qui vient de fuir la Judée ravagée par la répression de la révolte de Bar Kokhba. Leur discussion, que Justin consignera plus tard dans son « Dialogue avec Tryphon », nous offre une fenêtre fascinante sur un moment crucial : celui où judaïsme et christianisme commencent à se définir l’un contre l’autre.
« Comment pouvez-vous espérer obtenir une faveur de Dieu, » demande Tryphon, « alors que vous n’observez ni les fêtes, ni le sabbat, ni la circoncision ? » À quoi Justin répond : « La loi promulguée au Sinaï est désormais ancienne et vous appartient à vous seuls, tandis que la nôtre est pour tous. »
Ce dialogue, bien que rapporté par Justin pour servir son argumentation chrétienne, capture l’essence d’une tension naissante. Mais attention : ne nous y trompons pas. À cette époque, les frontières entre « judaïsme » et « christianisme » sont encore remarquablement floues, et ce que nous observons n’est pas tant une séparation nette qu’un processus graduel de différenciation.
Car au départ, rappelons-le, les premiers disciples de Jésus sont tous juifs. Ils fréquentent le Temple, observent le Shabbat, pratiquent la circoncision. Paul lui-même, malgré son ouverture aux non-juifs, continue à se définir comme pharisien. Dans les communautés de la diaspora, certains « croyants en Jésus » participent encore à la vie synagogale plusieurs décennies après la crucifixion.
L’histoire classique nous a longtemps présenté un « schisme » clair et défini. La réalité, comme l’a magistralement démontré Daniel Boyarin, est bien plus complexe. « Ce n’est pas que le christianisme est sorti du judaïsme, » écrit-il, « mais plutôt que le judaïsme et le christianisme tels que nous les connaissons sont tous deux sortis d’un complexe religieux plus ancien et moins différencié. »
Du côté rabbinique, les traces de cette séparation progressive apparaissent notamment dans les discussions sur les « minim » (hérétiques). Vers 90, à Yavné, la fameuse Birkat haMinim est ajoutée aux dix-huit bénédictions de la prière quotidienne (la Amidah) :
« Pour les calomniateurs, qu’il n’y ait pas d’espoir ; que tous les hérétiques périssent instantanément, et que tous les ennemis de ton peuple soient bientôt retranchés. »
Cette formulation, qui visait probablement plusieurs types de « déviants », finit par inclure explicitement les « Notsrim » (nazaréens/chrétiens) dans certaines versions ultérieures. Son effet pratique ? Quelqu’un qui hésitait sur cette bénédiction ou refusait de la prononcer se signalait comme suspect.
Les textes talmudiques conservent d’autres traces de cette polémique naissante. Dans le traité Shabbat 116a-b, une discussion surprenante porte sur les « gilyonim » et les « livres des minim » :
« Rabbi Meir les appelait ‘aven gilyonim’ (tablettes d’iniquité), » rapporte le Talmud, jouant sur le mot « evangelion » (évangile).
« On sauve les livres saints d’un incendie le jour du Shabbat, mais pas les livres des minim, » stipule une autre baraïta, suggérant que les textes chrétiens ne méritent pas d’être préservés même au prix d’enfreindre le repos sabbatique.
Mais ces polémiques ne doivent pas nous faire oublier un fait crucial : c’est précisément parce que les frontières étaient encore poreuses que de telles démarcations devenaient nécessaires. Si les rabbins s’inquiétaient tant des « minim », c’est parce que la confusion était possible, les influences mutuelles réelles.
Les événements historiques accélèrent ce processus de séparation. La destruction du Temple en 70 ébranle profondément le judaïsme ancestral. Les chrétiens y voient la confirmation des prophéties de Jésus, tandis que les pharisiens, ancêtre des rabbins, y répondent par une restructuration autour de l’étude et de la prière. L’échec de la révolte de Bar Kokhba (132-135), que de nombreux chrétiens refusent de soutenir, creuse davantage le fossé.
Mais l’aspect fascinant de cette histoire, c’est comment cette séparation progressive a façonné l’évolution interne du mouvement rabbinique lui-même. Face au défi chrétien, les rabbins doivent clarifier leur propre autorité, systématiser leurs traditions, définir plus précisément les frontières de la communauté. La mise par écrit de la Mishna, l’élaboration d’un calendrier fixe, le développement d’une exégèse sophistiquée – tous ces éléments peuvent être vus, en partie, comme des réponses à la nécessité de consolider une identité distincte.
La concurrence avec le christianisme encourage les rabbins à développer leurs propres institutions communautaires. Si les chrétiens ont leurs églises locales dirigées par des évêques, les rabbins renforcent leur présence dans les synagogues, transformant progressivement ces lieux de rassemblement communautaire en centres d’une pratique spécifiquement rabbinique.
Ironiquement, ce processus de différenciation s’accompagne souvent d’emprunts mutuels. Les deux traditions développent des formes de piété qui se font écho : importance de la prière individuelle, valorisation de l’étude des textes, création de rituels domestiques. Comme l’a noté Israel Yuval, certaines innovations rabbiniques peuvent être comprises comme des « polémiques intériorisées » – des réponses créatives aux pratiques chrétiennes, qui ne les rejettent pas simplement mais les transforment et les réinterprètent.
Ainsi, la cérémonie du Seder de Pessah, telle qu’elle se développe à l’époque talmudique, présente d’étonnantes similitudes structurelles avec des structures gréco-romaines qu’on retrouvera dans le christianisme, tout en affirmant un message radicalement différent. Ce n’est pas un hasard si le Talmud insiste tant sur l’implication des enfants dans cette cérémonie – il s’agit aussi d’assurer la transmission d’une identité distincte face aux attirances potentielles du christianisme.
À la fin du IVe siècle, lorsque le christianisme devient religion d’État dans l’Empire romain, la séparation est consommée institutionnellement. Pourtant, même alors, les frontières intellectuelles et théologiques continuent d’évoluer. Les deux traditions partagent un héritage textuel commun, des questions similaires, et parfois même des réponses qui se font écho.
L’histoire de cette séparation nous rappelle une vérité profonde : les identités religieuses ne sont jamais données d’avance, elles se construisent dans l’interaction, la confrontation et parfois la polémique. Le judaïsme rabbinique tel que nous le connaissons ne préexistait pas à cette rencontre avec le christianisme naissant – il s’est forgé, en partie, à travers elle.
Cette histoire nous invite aussi à reconsidérer nos propres certitudes sur les frontières religieuses. Si ces frontières ont été construites, peuvent-elles être repensées ? Si les identités se sont formées dans la rencontre, que nous disent-elles sur la possibilité d’un nouveau dialogue, deux millénaires plus tard ?
Mais cette histoire de rencontres et d’influences ne s’arrête pas là. Car bientôt, une nouvelle force va entrer en scène, transformant radicalement le paysage politique et religieux du Moyen-Orient : l’islam. Comment les rabbins, et particulièrement les Gueonim de Babylone, vont-ils naviguer dans ce nouvel environnement ? Cela, mes amis, sera pour notre prochain épisode…