TT des parents : Les rabbins – Episode #10

26 février 2025

Le Talmud Torah des parents par Emmanuel Calef, Rabbin en devenir. Ancien directeur des Talmudei Torah JEM. 

Nous voici au VIe siècle, à un moment où tout bascule. Le Talmud de Babylone vient d’être compilé – enfin, pas tout à fait. Car ce texte monumental continue d’évoluer, de se transformer. Une voix mystérieuse, anonyme – ce qu’on appellera plus tard le « stam » – s’est progressivement glissée entre les débats des Sages, tissant des connexions, posant des questions, guidant notre lecture. Cette couche « stammaïtique », qui s’est développée durant la période amoraïque tardive et post-amoraïque, va façonner pour des siècles la manière dont on étudie le Talmud. 

Et voilà qu’arrive une nouvelle génération de Sages, les Savoraïm (« Ceux qui raisonnent », « ceux qui examinent »). Leur rôle ? Donner au Talmud sa forme finale. Imaginez-les au travail : devant eux, des traditions orales, des notes éparses peut-être, la mémoire de débats s’étendant sur des générations. Comment organiser tout cela ? Comment s’assurer que ce trésor de sagesse sera transmis aux générations futures ? 

En Palestine, la situation est différente. Le Talmud de Jérusalem, déjà compilé, suit sa propre voie. Plus concis, plus direct, il reflète un autre style de pensée, une autre approche de l’étude. Deux traditions, deux méthodes, mais un même amour de la Torah. 

Le monde autour des académies est en pleine mutation. L’Empire byzantin et la Perse sassanide s’épuisent dans des guerres interminables. Ces conflits affectent profondément les communautés juives : les routes commerciales deviennent dangereuses, les communications entre la Palestine et la Babylonie se compliquent. Et puis, venue des déserts d’Arabie, une nouvelle force émerge qui va tout bouleverser : l’Islam. 

La transition vers le califat est complexe. Les communautés juives doivent naviguer dans un nouveau paysage politique. D’un côté, les dirigeants musulmans leur accordent une certaine autonomie. De l’autre, l’imposition de la jizya (taxe sur les non-musulmans) et diverses restrictions créent des tensions. C’est une période d’adaptation, de négociations constantes, où chaque communauté doit trouver son équilibre. 

Les académies babyloniennes elles-mêmes sont en pleine évolution. Au début du VIe siècle, elles ressemblent encore aux bet midrash de l’époque talmudique : des salles modestes où les Sages débattent entourés de leurs disciples, assis sur des nattes, dans une atmosphère relativement informelle. Deux fois par an, pendant les mois de Kalla, l’affluence augmente : des étudiants arrivent de toute la région pour des sessions d’étude intensives. 

Ces rassemblements de Kalla sont fascinants. Pas encore le système hyper-organisé qu’ils deviendront plus tard sous les Gueonim, mais déjà des moments d’effervescence intellectuelle unique. Le matin, on révise. L’après-midi, on débat. Le soir, on étudie en paires – la fameuse havrouta qui deviendra la marque de fabrique de l’étude talmudique. Imaginez le bourdonnement des voix, les discussions passionnées, les éclats de rire quand quelqu’un trouve une objection particulièrement astucieuse. 

Mais comment tout ce savoir atteint-il le peuple ? C’est là qu’interviennent des personnages fascinants : les méturgemanim, ces « traducteurs » qui ne se contentent pas de traduire. Imaginez la scène : le Sage expose un point complexe de loi en hébreu savant. À ses côtés, le méturgeman transforme ce discours en araméen populaire, y ajoutant des exemples concrets, des histoires, des métaphores. C’est tout un art ! Certains méturgemanim deviennent aussi célèbres que les Sages qu’ils « traduisent ». 

En Palestine, la situation est différente. Les académies, plus proches du peuple géographiquement et linguistiquement, développent un style d’enseignement plus direct. Les rabbins palestiniens sont souvent plus intégrés dans la vie quotidienne de leurs communautés. Mais ils doivent composer avec des conditions politiques plus difficiles sous la domination byzantine, puis avec les bouleversements de la conquête musulmane. 

Car oui, l’arrivée de l’Islam change la donne. En Babylonie, les académies doivent renégocier leur position. Sous les Sassanides, elles bénéficiaient d’une autonomie considérable. Le califat impose de nouvelles règles : la jizya bien sûr, cette taxe sur les non-musulmans, mais aussi des restrictions sur la construction de nouveaux lieux d’étude. Pourtant, paradoxalement, cette période voit aussi l’émergence de nouvelles opportunités. 

Comment les académies survivent-elles financièrement ? C’est tout un système qui se met en place. Les étudiants aisés contribuent bien sûr, mais ce n’est pas tout. Les communautés envoient des donations. Les marchands qui voyagent entre la Perse et la Chine – eh oui, déjà ! – reversent une partie de leurs profits. Certains Sages exercent des métiers en parallèle. D’autres servent d’intermédiaires avec les autorités, moyennant rémunération. 

Pendant ce temps, de nouvelles communautés émergent, chacune développant sa propre relation au leadership rabbinique. En Afrique du Nord, des centres d’étude indépendants apparaissent. À Kairouan par exemple, une tradition intellectuelle distincte commence à se former. En Espagne, sous domination musulmane, les communautés développent un modèle où le rabbin doit composer avec des mécènes puissants. 

L’autorité religieuse elle-même se transforme. Dans les grandes communautés, différentes fonctions se spécialisent : les dayanim pour la justice, les rashei knesset pour l’administration, les exilarques pour la représentation politique. En Babylonie, les maîtres des académies commencent à développer un système de consultation à distance, répondant aux questions des communautés éloignées – les prémices du système des responsa qui s’épanouira sous les Gueonim. 

C’est un monde en transition, où l’ancien et le nouveau se mêlent. Le judaïsme rabbinique est en train de trouver une nouvelle forme, adaptée à une réalité plus complexe, plus dispersée. Les bases sont posées pour ce qui deviendra, sous les Gueonim, un véritable réseau international d’étude et d’autorité religieuse. 

Mais cette nouvelle phase de l’histoire juive, avec ses défis et ses innovations extraordinaires… ce sera pour notre prochain épisode !