TT des parents : Ah, la nouvelle année..

Ah, la nouvelle année ! Ce moment où l’humanité tout entière semble s’accorder sur le fait qu’il faut célébrer… quoi, au juste ? Un changement de chiffre ? L’achèvement d’une rotation terrestre autour du soleil ? Voilà qui mérite réflexion, d’autant plus que dans la tradition juive, la question du Nouvel An est tout sauf simple – comme toujours quand on parle de pensée juive, me direz-vous.
Le temps est fascinant. Dans la tradition juive, nous ne nous contentons pas d’un seul Nouvel An, mais nous en célébrons quatre ! Le 1er Nissan pour les rois et les fêtes, le 1er Eloul pour le bétail, le 1er Tishri pour les années, et le 15 Shevat pour les arbres. Cette multiplicité n’est pas une complication gratuite, mais plutôt une profonde sagesse : le temps n’est pas une simple succession linéaire d’événements, mais plutôt un tissu complexe de cycles qui s’entremêlent.
Mais d’où nous vient donc cette fameuse date du 1er janvier ? L’histoire est plus tortueuse qu’on ne l’imagine. À l’origine, dans la Rome antique, l’année commençait en mars – ce qui explique d’ailleurs pourquoi septembre (septième mois), octobre (huitième), novembre (neuvième) et décembre (dixième) portent ces noms qui ne correspondent plus à leur position actuelle dans le calendrier. C’est Jules César qui, en 45 avant notre ère, fixa le début de l’année au 1er janvier, en l’honneur de Janus, le dieu aux deux visages qui regarde à la fois vers le passé et vers l’avenir.
Cette date ne s’est pas imposée facilement. Au Moyen Âge, l’Europe chrétienne préférait souvent commencer l’année à Pâques, ou à l’Annonciation (25 mars). Ce n’est qu’en 1582, avec la réforme grégorienne du calendrier, que le 1er janvier s’est progressivement établi comme début d’année universel en Occident. La Grande-Bretagne n’adopta ce changement qu’en 1752, et la Russie attendit 1918 !
Mais pourquoi fêter le passage d’une année à l’autre ? Est-ce vraiment si important qu’à minuit pile, nous levions nos verres pour célébrer… un changement de chiffre ? Il y a quelque chose de profondément artificiel dans cette célébration synchronisée. Après tout, la Terre ne fait pas de pause dans sa rotation autour du Soleil pour marquer l’occasion.
Et pourtant, nous ressentons ce besoin presque viscéral de marquer le coup, de créer un moment de rupture dans le flux continu du temps. C’est peut-être là que réside la véritable signification de cette fête : non pas dans la date elle-même, mais dans notre besoin humain de ponctuer le temps, de créer des moments de transition qui nous permettent de faire le point.
Cette capacité à marquer le temps, à le sanctifier même, est d’ailleurs au cœur de l’expérience juive de la liberté. Ce n’est pas un hasard si le premier commandement donné au peuple hébreu lors de sa sortie d’Égypte fut « Ce mois-ci sera pour vous le commencement des mois » (Exode 12:2). Avant même la traversée de la mer Rouge, avant le don de la Torah, il fallait d’abord apprendre à maîtriser le temps. Car qu’est-ce qu’un esclave, sinon celui dont le temps appartient à un autre ? L’esclave égyptien ne décidait ni de ses heures de travail, ni de ses moments de repos. La première étape vers la liberté fut donc la reprise en main du calendrier.
Cette conception se prolonge dans l’institution du Shabbat, point d’orgue hebdomadaire où l’homme affirme sa maîtrise du temps en choisissant de s’arrêter. Le Shabbat n’est pas tant un jour de repos qu’une déclaration d’indépendance temporelle : pendant vingt-quatre heures, nous décidons que le temps appartient au sacré et non à la production. Les sages ont d’ailleurs noté que le terme « zakhor » (souviens-toi) utilisé pour le Shabbat est le même que celui employé pour se souvenir de la sortie d’Égypte – comme pour souligner que ces deux concepts, liberté et maîtrise du temps, sont indissociables.
Cette conscience aiguë du temps se retrouve jusque dans les plus petits détails de la vie juive : la récitation du Shema matin et soir, les prières qui rythment la journée, les bénédictions avant et après les repas… Autant de moments où l’homme s’arrête, prend conscience, et transforme le temps profane en temps sacré. C’est peut-être là l’une des plus grandes leçons du judaïsme : la véritable liberté ne consiste pas à s’affranchir du temps, mais à lui donner du sens.
L’injonction à la joie qui accompagne le Nouvel An est plus problématique. « Tu t’amuseras ! », semble dire la société, créant parfois plus d’anxiété que de réelle allégresse. Les restaurants affichent complet, les prix grimpent, et la pression sociale pour passer « la meilleure soirée de l’année » peut transformer ce qui devrait être un moment de célébration en source de stress.
Cette dictature du bonheur programmé rappelle étrangement la « Simh’a Shel Mitzva », la joie commandée de certaines fêtes juives. Mais il y a une différence fondamentale : dans la tradition juive, la joie est liée à un contenu spirituel, à une signification profonde. Le Nouvel An civil, lui, risque parfois de devenir une coquille vide, une célébration pour la célébration.
Peut-être faudrait-il repenser notre rapport à cette transition annuelle. Plutôt qu’une obligation de festivité, pourquoi ne pas y voir une invitation à la réflexion ? Un moment pour contempler, comme Janus, ce qui a été et ce qui pourrait être ? L’occasion de prendre conscience que le temps, loin d’être une ligne droite, est un entrelacement de cycles, de recommencements et de transformations.
Car au fond, qu’est-ce qu’une nouvelle année, sinon une construction humaine pour donner du sens au temps qui passe ? Les calendriers sont nos tentatives d’organiser le chaos temporel, de créer des repères dans l’infini. Et si la célébration du Nouvel An peut parfois sembler artificielle, elle n’en reste pas moins un moment privilégié où l’humanité entière, ou presque, s’arrête pour contempler le mystère du temps.
Alors oui, fêtons le Nouvel An. Non pas parce que le calendrier nous l’ordonne, mais parce que nous choisissons d’en faire un moment de sens. Le temps n’est pas tant une possession qu’un don précieux et limité, peut-être le plus précieux de tous. C’est la seule ressource qui soit par essence finie pour chacun d’entre nous, nous rappelant notre condition de mortels. Cette finitude même en fait sa valeur inestimable.
Il est d’ailleurs fascinant que dans la tradition juive, le nom divin par excellence, le tétragramme imprononçable, soit formé sur la racine du verbe « être » conjugué aux trois temps : « Il était, Il est, Il sera ». Comme si la transcendance divine s’exprimait justement par son abstraction absolue du temps, en contraste avec notre propre finitude nous inscrivant inéluctablement dans le temps qui passe. Nous qui sommes limités dans le temps, nous pouvons néanmoins lui donner du sens, le sanctifier, le célébrer.
Que ce soit dans la joie exubérante ou dans la réflexion sereine, l’essentiel est de marquer cette transition en lui donnant la signification qui nous parle. Car la façon dont nous choisissons de célébrer le temps est peut-être ce qui en dit le plus long sur qui nous sommes.
Emmanuel Calef
Rabbin en devenir
Ancien directeur des Talmudei Torah JEM.